17, rue du Centaure ou la Vie du peintre et tableaumane Andreacini, Chapitre 21 (2)

Publié le par Julien Bonin

On pourrait croire que son désir obsessionnel de travailler, l’angoisse de ne pas le faire assez, le dénigrement de lui-même en se comparant à d’autres, étant pour le moins aussi forts à partir de 2007 que dans les années 1995-1999, témoignent de nouveau d’une profonde souffrance. Certes on nierait en vain qu’Andreacini était un être anxieux et tourmenté, et qu’il travaillait, dans certaines périodes, excessivement ; mais si ses angoisses étaient restées, ou redevenues, aussi vives qu’avant, il semble qu’à Baziyac, il sut mieux les dominer : il ne se rendait pas malade s’il s’était accordé le loisir d’une longue promenade en forêt, ou de lire toute la soirée ; il voyageait à son gré et invitait régulièrement ses proches à venir le voir, ou se rendait chez eux sans se tourmenter de l’avancement de son œuvre.

Pour revenir à sa première période créatrice, il vivait alors tellement hors du monde, au milieu même de Paris, qu’il inventa le surnom d’ermite urbain, qu’il se donnait quelquefois, quand il était avec ses proches ou avec ses amis, pour se moquer de lui ou pour faire son éloge, selon l’humeur où il était. Il peignit d’ailleurs à cette époque un tableau qui porte ce nom. On y voit le salon-atelier de l’artiste, qui se tient debout auprès de son chevalet, où est un Saint Jérôme au désert, près d’être achevé. Andreacini, ébouriffé, blême, maigre, nu jusqu’à la ceinture et portant un pantalon crasseux, regarde sa toile d’un air pensif et passionné ; on devine qu’il va y donner encore quelques coups de pinceaux. La pièce est éclairée par deux lampes ; il fait jour pourtant, mais le store de la grande fenêtre est baissé, et la lumière extérieure ne pénètre dans l’appartement que par la lucarne de la cuisine ; on aperçoit, à travers la fenêtre, un autre immeuble qui donne sur la même petite cour. Andreacini n’a peint, dans L’Ermite urbain, qu’une petite partie des objets qui étaient dans la partie du salon représentée sur cette toile, de façon à augmenter le sentiment d’austérité qui en émane. La matière picturale est fine, la touche invisible. Quant à la composition du Saint Jérôme, elle est semblable à celle du tableau du même nom, achevé par Andreacini quelques mois auparavant.

La figure de l’ermite, qui traduisit par la suite la Bible en latin, entreprise à laquelle il consacra plus de trente-cinq années de sa vie, l’intéressait au plus haut point. A la vérité, il le connaissait surtout par les représentations sans nombre qu’on possède de lui. Les deux sujets pour lesquels il avait le plus de goût, et qui sont d’ailleurs ceux qu’on rencontre le plus souvent, sont Saint Jérôme au désert et Saint Jérôme étudiant dans sa cellule. Les deux symbolisaient à ses yeux l’homme à ce point absorbé par l’objet qui occupe ses pensées, qu’il n’a besoin de rien autre pour vivre, ni de la société de ses semblables, ni de riches possessions, ni de divertissements. Il peut vivre seul loin des hommes, ou renfermé chez lui, sans nullement en souffrir. Il admirait Jérôme, tel qu’il le voyait dans les peintures, abîmé dans la vue de Dieu, représenté tantôt par une simple croix de bois, tantôt par la figure de Jésus crucifié ; ou profondément occupé à son travail de traduction. Il enviait cette force qui permettait au saint de s’abstraire ainsi du monde et de dédaigner tout ce qui n’était pas divin. Ce n’était là que l’image qu’en donnaient les peintres, tirée du récit que Jacques de Voragine fait de la vie du saint dans La Légende dorée, huit cents ans après la mort de Jérôme. Il va sans dire qu’Andreacini n’ignorait pas que c’était là un récit fabuleux ; que les peintres s’étaient attachés à figurer le saint de la façon qui fasse sur les spectateurs, et les fidèles, la plus forte impression, et qui permettent d’ailleurs de le reconnaître de prime abord ; que, si l’on ne peut douter que ce personnage ait passé d’innombrables heures à adorer Dieu et à traduire les deux Testaments, c’était un homme que maintes tâches bien plus ordinaires occupaient aussi. Mais ce qu’Andreacini voyait dans les tableaux – ou d’ailleurs ce qu’il lisait dans les livres – acquérait à ses yeux je ne sais quoi de vénérable et de sacré ; pouvait être des exemples à imiter ; et, pour le cas dont il est ici question, il se plaisait à croire que Jérôme passait réellement toutes ses journées en adoration devant l’image du Christ ou penché sur ses livres ; et, inconsciemment, il tâchait d’imiter cet exemple, qu’il savait pourtant imaginaire.

Pour ses journées, il les organisa de la manière qui lui semblait le mieux convenir à sa complexion et à son tempérament, et qu’il suivait depuis l’adolescence dès qu’il en avait le loisir – c’était d’ailleurs ainsi qu’il avait vécu avec Kézir. C’était un oiseau de nuit, et il assurait que, même s’il se couchait tôt et s’il dormait bien, les levers matinaux l’indisposaient physiquement ; qu’il lui fallait alors plusieurs heures avant d’être en état de bien réfléchir et d’agir efficacement dans tout ce qu’il entreprenait. Au contraire, quand il se levait tard, il se sentait aussitôt alerte, les idées claires, et pouvait rapidement se mettre à travailler. Voici donc à quoi ressemblaient la plupart de ses journées, quelle que soit la période de l’année – au reste il vécut à peu près de la même manière à Baziyac.

Il se levait entre onze heures et midi, faisant toujours sonner son réveil pour ne pas dormir trop longtemps ; mais, comme il avait beaucoup de peine à travailler lorsqu’il manquait de repos, il voulait que ses nuits fassent au moins toujours sept heures et demie. Je ne puis me refuser au plaisir de noter, encore que ce soit une anecdote sans importance, qu’il choisissait toujours, pour faire retentir l’alarme de son réveil, des heures dont les chiffres avaient quelque chose de particulier : quatre fois le même, savoir 11h11, qu’ils se suivent, 12h34, que deux d’entre eux soient comme symétriques, 9h59 ou 8h48, que le nombre des minutes soit le double de celui des heures, 10h20 ou 11h22, que la somme ou le produit des chiffres des minutes fassent celui de l’heure, comme 9h54 ou 9h33 ; hors de ces cas et d’autres répondant à des règles comparables, il lui était physiquement impossible de programmer son alarme à une heure se terminant par un chiffre impair, 10h13, 11h25… et il était très rare qu’il fît sonner son réveil aux heures et aux demi-heures (10h00, 10h30, etc…). Il prenait, une heure après son lever, un repas qui lui servait à la fois de petit-déjeuner et de déjeuner, soit sucré, soit salé, et qui ne durait jamais plus de vingt minutes. Puis il travaillait de 13 heures à 20 heures ; pendant l’après-midi, il buvait deux théières de thé noir. Le dîner durait environ quarante minutes. Il se remettait à peindre vers 21 heures, jusqu’à minuit ou minuit et demi. Il lisait ensuite ou regardait un film, et se couchait entre 3 et 4 heures du matin. Il lui arriva, à certaines périodes de ces années 1995-1999, de se laisser entraîner par son travail jusqu’à 2 ou 3 heures du matin et de se coucher à 5 ou à 6 heures. Mais, au bout de quelque temps, songeant que cela revenait presque à vivre la nuit et à dormir le jour, et que cela pourrait nuire à sa santé, il se forçait à se coucher plus tôt ; même il décidait quelquefois d’adopter de nouveaux horaires, en se couchant vers une heure du matin ; mais cela durait peu.

Pour ce qui regarde son travail d’artiste proprement dit, il prit aussi, dès le commencement, le parti de ne faire que des toiles achevées. Il était hors de question de peindre des tableaux à la va vite ou, par impatience d’en commencer un autre, de bâcler certaines parties de celui qui était en cours, ou même de ne pas les terminer. Il pourrait, dans certaines peintures, laisser certaines choses inachevées, mais ce serait exprès, pour obtenir un effet imaginé par avance. Il ne s’interdirait pas non plus d’entreprendre un tableau avant d’avoir fini celui auquel il travaillait, mais cela ne voudrait pas dire qu’il abandonnerait ce dernier : soit il les ferait alternativement, soit il laisserait celui-là de côté pendant quelque temps, si l’autre l’inspirait davantage, mais avec l’intention bien arrêtée de reprendre le plus tôt possible l’exécution du premier. S’il devait arriver que, pendant qu’il faisait un tableau, il se désintéressât du sujet qu’il avait choisi ou qu’il sentît qu’il ne pourrait ni alors, ni jamais, l’achever, il ne servirait de rien de s’obstiner ; mais il le détruirait ou bien peindrait par-dessus.

Vu son exigence de perfection, et comme il n’avait encore jamais pris le pinceau, il devinait fort bien, en se mettant à peindre, qu’il ne pourrait pas achever un tableau avant au moins plusieurs mois. Il résolut donc de ne pas en entreprendre plus de vingt avant la fin de l’année ; dans le fait, il en commença dix-huit et, au 31 décembre 1995, quatre seulement étaient terminés ; encore firent-ils tous, dans les mois qui suivirent, l’objet d’un certain nombre de repeints. Même, l’un d’eux, et plusieurs autres finis au commencement de 1996, furent encore retouchés à l’automne 1998. D’ailleurs il est sans doute que, si l’on passait aux rayons x les toiles faites dans les deux premières années, on y verrait force repentirs. Ce n’est qu’au bout de deux ans, pendant le printemps de 1997, que, se sentant subitement une plus grande confiance en lui, il se mit à achever plus rapidement ses peintures ; par exemple, au mois de mai, il fit Le quai de la gare d’Athis-Mons, dont on a déjà dit un mot plus haut, en quatre jours. C’est le premier tableau qu’il termina en moins d’une semaine ; encore était-il alors occupé à peindre aussi l’Autoportrait avec Buster Keaton. Cette plus grande rapidité, qui n’était pas l’effet d’une soudaine négligence, lui permit de mener à bien, entre autres, dans la seconde moitié de l’année, les tableaux importants dont il a déjà été parlé dans le cours de cette biographie.

Il était déterminé aussi à traiter tous les principaux genres de la peinture figurative, entre autres le portrait, le paysage, la nature morte et la peinture d’histoire, dont il dédaigna néanmoins certaines parties : ainsi, il ne représenta aucun événement historique contemporain ou ancien, et notamment aucune bataille, ne fit que peu de tableaux relatifs à l’Antiquité gréco-romaine… Au contraire, il ne se contraindrait pas de peindre des sujets tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais, n’étant pas croyant, il ne figurerait que ceux qui l’inspiraient et ne se sentirait pas obligé de faire ceux qui, quoique fréquents jadis, ne lui convenaient pas, comme le Massacre des Innocents, la Transfiguration, le Christ devant Pilate, la Résurrection, l’Ascension, les martyres des saints, les gloires, etc…

C’est vers le milieu de l’année 1997 qu’il se mit à exprimer sur la toile des scènes qu’il avait lues dans des romans ou dans des poèmes. Il n’en avait pas eu l’idée dans les commencements, ou du moins n’avait-elle fait lors que l’effleurer, quand certaines lectures l’avaient frappé ou que d’autres plus anciennes lui étaient revenues à l’esprit. Il est probable que sa plus grande assurance et sa plus grande rapidité d’exécution contribuèrent à cette nouvelle résolution prise en mai 1997. Il commença par un tableau inspiré de Carmilla, de S. Le Fanu, dans lequel on voit les deux personnages principaux de ce court roman vampirique (1872), l’innocente Laura, d’ailleurs narratrice, et la séduisante, voluptueuse et terrible Carmilla : il est clair que cette histoire, teintée d’homosexualité, dans laquelle Laura éprouve à la fois fascination et dégoût, où existent, entre les héroïnes, des rapports de domination et de sujétion, ne pouvait que rappeler à Andreacini, par certains traits, sa liaison passée avec Kézir, ou plutôt la façon dont il voyait cette liaison. Et, dans son tableau, Laura et Carmilla, c’est bien l’ambiguïté de cette relation entre les deux jeunes femmes qu’a voulu exprimer le peintre. Il travaillait alors simultanément à trois tableaux, dont l’un certes était près d’être achevé, et il n’aurait jamais entrepris cette nouvelle toile s’il n’avait pas eu la certitude de pouvoir la finir rapidement. Au reste il voulait la peindre sans délai, sous l’impression très vive que cette lecture avait faite sur son esprit ; car il sentait que c’était là une condition nécessaire pour que sa peinture soit forte et expressive : s’il laissait passer trop de temps, il ne pourrait retrouver l’état d’esprit dans lequel il était pour lors. Cela lui offrait en même temps l’occasion de portraire deux femmes qui s’étaient établies dans son immeuble et qu’il avait rencontrées plusieurs fois, la beauté de l’une contrastant avec celle de l’autre.

Il fit, quelques semaines après, Le Faiseur de pluie, qui représente une scène du Jeu des perles de verre, de H. Hesse : on y voit, assis sur un rocher au milieu de hauteurs boisées, deux personnages, Joseph Valet, maître du Jeu, et un faiseur de pluie, contemplant dans la nuit un mince croissant de lune, entouré de nuages. Cette peinture demanda plusieurs semaines de travail à Andreacini, qui voulait exprimer la douceur, mais surtout le mystère et la profondeur symbolique et philosophique de cette scène, où le héros, adolescent, prend conscience auprès de son maître des rapports profonds qui existent entre les hommes, les astres et tous les êtres de la nature ; de l’inévitable destin et du pouvoir qui est donné à certains de prédire l’avenir. Ce tableau savamment composé est construit autour de la figure du triangle, à commencer par celle que dessinent les deux personnages et le croissant de lune ; mais on la trouve aussi dans la forme du rocher, dans celle, simplifiée et étrange, de la chouette au faîte d’un arbre, dans les sapins qu’il y a dans la forêt, dans plusieurs amas de pierres… Les subtiles correspondances de couleurs permettent aussi à Andreacini de faire sentir ces relations cachées et inévitables entre tous les êtres et toutes les choses. Mais il y a ceci d’étonnant que, malgré les couleurs arbitraires que le peintre a données à certains objets, on voit par exemple un chêne presque rouge, dont la tonalité répond à celle qu’il y a sur le rocher, ce paysage avec figures paraît réaliste au premier coup d’œil, comme si on avait sous les yeux quelque partie de la forêt de Fontainebleau. Enfin, l’arbre mort placé sur le devant, l’agitation frémissante des feuillages, les nuages tourmentés auxquels la clarté de l’astre nocturne donne un aspect fantomatique, servent sans aucun doute à exprimer la mort, les hostilités et les luttes qu’il y a entre les hommes et la nature et dont Hesse parle dans son roman.

Je crois à propos de remarquer ici qu’il y a dans cette peinture deux figures qu’Andreacini aimait fort et qu’on trouve dans d’autres tableaux, la lune et la chouette, ou le hibou. Il n’y a là rien qui doive surprendre de la part d’un artiste qui se plaisait à vivre et à travailler la nuit, qui était féru de culture japonaise où, depuis le 7ème siècle, on contemple et on honore la lune, chantée dans d’innombrables poèmes, représentée dans une infinité de peintures et d’estampes, et jouant un grand rôle dans quantité de romans et de pièces de théâtre. Ces deux figures sont tantôt l’objet principal du tableau, tantôt reléguées au rang d’objet secondaire. Dès 1996, Andreacini fit une Lune vaporeuse, toile qui a 30 centimètres de large sur 19 de haut, où l’on ne voit ni terre ni mer, mais uniquement le ciel où règne l’astre nocturne en son plein. Deux ans après, il peignit La Reine des nuits, d’un format vertical (22 centimètres de largeur sur 49 de hauteur) : le disque éclatant de la lune, entouré de pâles étoiles, qui se détachent sur un ciel d’un noir bleuâtre, argente les flots paisibles de l’océan, où sa longue traînée lumineuse a l’air tout ensemble d’une robe et d’une chevelure. Du mois de janvier 1999 date l’Autoportrait au clair de lune. Pour la chouette, on la trouve aussi dans quelques portraits de cette époque. Jiri avec une chouette fut peint en 1998, Jiri étant le prénom d’un enfant belge de onze ans avec lequel Louis s’était lié d’amitié pendant les vacances d’été de 1981 à Brétignolles-sur-Mer, enfant que ses parents négligeaient et qui avait passé, pendant deux semaines, presque tout son temps avec Louis et ses parents, du petit déjeuner jusqu’au moment de rentrer chez lui pour se coucher ; les couleurs vives, la physionomie riante du garçon qu’on voit en pied, la frontalité des deux figures (l’homme et l’oiseau, posé sur son bras, qu’il caresse affectueusement), l’arrière-plan de petites dunes couvertes de plantes basses, les grands coups de pinceau, tout dans ce tableau exprime l’insouciance, la bonté et le bonheur de l’enfance. De la même année date l’Enfant à la chouette, dont l’atmosphère est très différente : la frontalité de la composition ne sert pas à faire sentir la franchise et la simplicité du jeune garçon, vu à mi-corps, mais à faire éprouver un sentiment d’étrangeté et d’inquiétude, encore accentué par les yeux sombres et l’expression mélancolique du visage blême, par l’air presque cruel de l’animal perché sur l’épaule de l’enfant, par le fond neutre et presque noir sur lequel ils se détachent. On peut dire ici un mot d’un autre portrait d’enfant, probablement fait vers avril 1999 et intitulé Serge et les lucioles. Serge, né en 1992, était le neveu d’Andreacini. Le fils de Camille Jollivet posa quatre ou cinq fois, éclairé d’une douzaine de petites bougies, tandis que son oncle travaillait à la clarté d’une lampe de poche qu’il tenait de la main droite. Pour les insectes, il ne s’appliqua point à les représenter exactement, on distingue même à peine leurs formes sur le fond sombre, d’où se détachent plus nettement de minces troncs d’arbres et quelques touffes d’herbes ; c’est la douce lueur que jettent les insectes qui l’intéressait, et c’est elle qui éclaire le visage radieux de l’enfant émerveillé dont l’expression rappelle celle de Jiri ; cependant Serge n’est pas vu de face, mais de trois-quarts, et la tête légèrement tournée vers le haut.

Je reviens aux oiseaux nocturnes. En 1996, Andreacini fit un Hibou sur une branche de cèdre, qui tient de l’estampe japonaise par ses aplats de couleurs vives, entourés de cernes noirs qui forment comme des arabesques, par son fond uni d’un vert clair et par son absence de modelé. Le peintre employa à peu près la même facture, trois ans plus tard, pour figurer Le Vol de la chouette, mais les formes y sont encore simplifiées, tandis que l’oiseau, aux ailes largement déployées, et vu de près, acquiert une monumentalité saisissante, éloignée de l’espèce de simplicité familière que lui avait donnée le peintre en 1996.

La troisième et dernière œuvre tirée des lectures d’Andreacini et faite en 1997 s’appelle Le Retour de Rilke à Prague, et est inspirée de la lettre que l’écrivain autrichien écrit à sa femme le 1er novembre 1907, jour même de son retour dans sa ville natale, qu’il trouvait si grande et si arrogante dans son enfance, et dont les bâtiments lui semblent maintenant honteux, humiliés et petits ; ce qui ne la rend pas moins mystérieuse pour le poète, ni moins imposante ; du reste, il la compare à un spectre. Cette lettre, que le peintre avait lue quelques années auparavant – elle fait partie d’un recueil de missives intitulé Lettres sur Cézanne –, l’avait beaucoup frappé et, s’en ressouvenant dans les premiers jours de novembre 1997, il se résolut aussitôt à peindre l’impression si singulière que la ville tchèque fit sur Rilke lors de ce retour. Il relut exprès et mainte fois cette missive, écrite dans le langage si personnel de l’écrivain, mais ne se mit pas aussitôt au travail. Il s’appliqua, pendant plusieurs jours, à se mettre à la place de Rilke, à éprouver les sentiments et les sensations que ce dernier avait éprouvés ; à s’imaginer la façon dont il avait vu les rues, les places, les églises... Cette toile, où dominent les noirs, les bleus et les gris, est traité d’une manière tumultueuse et expressionniste. La figure du poète y est aussi grande que les bâtiments qui l’environnent. La plupart d’entre eux paraissent sales et vétustes, voire croulants ; les lignes ne sont pas droites, mais courbes ou onduleuses, le clocher d’une église est presque courbé en arc ; on dirait des vieillards tremblants et voûtés, mais avec je ne sais quoi pourtant de sournois et de menaçant, comme s’ils se serraient pour étouffer l’écrivain, qui les observe avec tristesse et étonnement.

Si cette apparence comme animée des bâtiments répond ici à l’impression qu’en donne Rilke dans sa lettre, qui fait de Prague un personnage vivant, elle n’est d’ailleurs pas rare dans l’œuvre d’Andreacini, lequel était bien décidé, depuis qu’il avait pris le pinceau, à faire de la peinture expressive, comme si tout tableau était un portrait, celui d’une ou de plusieurs personnes naturellement, mais aussi celui d’un paysage, d’un arbre, d’un animal, d’un ensemble d’objets posés sur une table… Il voulait tâcher de donner de la personnalité à toutes les choses qu’il représenterait, qu’elles lui permissent d’exprimer à travers elles son propre état d’âme ou les sentiments et les pensées de la chose elle-même, douée de sa propre existence. Il est probable que la croyance japonaise selon laquelle un objet tel qu’un pot, un miroir ou un shamisen, s’il a cent ans, peut devenir un esprit ou un dieu (tsukumogami), a influencé Andreacini (il ne s’agissait pas néanmoins de figurer les objets comme le fait par exemple Hokusaï dans Le Fantôme d’Oiwa, image d’une lanterne pourvue d’un visage effrayant), sans même parler des animaux, comme les renards et les tanuki, à qui le folklore nippon prête des sentiments humains et même le pouvoir de se changer en hommes. L’espèce de considération solennelle que les Japonais témoignent à des instruments, à des outils, à des meubles, à des récipients auxquels ils attribuent pour de certains motifs une valeur spirituelle, contribua sans doute aussi, plus ou moins consciemment, à la résolution du peintre.

Il est plus certain encore que la peinture mystique et fantasmagorique de Charles Burchfield (1893-1967), qu’il connaissait depuis longtemps, l’avait beaucoup frappé, encore qu’il n’eût vu ses œuvres que dans des livres. Le passage suivant, tiré d’un recueil de souvenirs et de pensées relatifs à la peinture, le prouve clairement :

"Avec quel saisissement je découvris ses peintures ! Ces maisons dont les façades ressemblent à des visages, avec leurs portes pareilles à des bouches, leurs fenêtres à des yeux qui regardent les passants ou observent le spectateur – on les croirait quelquefois tirées d’un cartoon –, maisons qui, pour la plupart, ont l’air hospitalières et pleines de bonnes intentions ; ces arbres qui ressemblent plus à des esprits-arbres qu’à de simples végétaux, les uns rayonnants de lumière ou enflammés par la clarté aveuglante du soleil, les autres vibrants d’énergie, d’autres mouvants et informes comme des méduses, d’autres que la mort ou l’hiver embellit prodigieusement dans un paysage dénudé, d’autres effilés comme des lances, d’autres encore prêts à pousser quelque cri redoutable ou quelque plainte douloureuse, certains enfin dont on croit deviner que ce sont des arbres parce qu’ils ne peuvent être rien d’autre ; ces plantes foisonnantes aux formes capricieuses, que le pinceau de l’artiste transforme en créatures si étranges et si fantastiques qu’on les croirait poussées sur une autre planète ; ces feuilles qui pourraient être des plumes, ces fleurs des papillons ou des crabes, la clarté de la lune un tapis de neige ; ces plantes inquiétantes ; ces rochers qui pourraient être des éclairs ou qui ont l’air de fantômes ; ce soleil – mais est-ce vraiment le soleil ? – qui paraît comme descendu sur terre pour éclairer la nature et qui n’aime rien tant qu’à se montrer bizarrement au travers des feuillages, qui jette des auréoles ou des rayons aux couleurs irréelles, aussi tangibles que tous les objets qui nous environnent, ou bien dessine des figures ondoyantes dans les airs ; tout est rempli, tout déborde de vie et irradie dans ses toiles, tout y est animé et actif. Chez Burchfield, les plantes, les arbres, les rochers, les animaux, le vent, la neige, la lumière des astres, sont des êtres qui, comme les hommes, déploient tout ce qu’ils contiennent d’énergie. Quelle imagination lunaire ! Quelle imbrication de matériel et de spirituel ! Et quelle prodigieuse confusion – et profusion – de formes et de couleurs ! Il ne s’agit pas pour moi de copier ces formes et ces couleurs – « c'est l'esprit des grands maîtres qu'il faut tâcher de leur dérober, pour ainsi dire, et de s'approprier, plutôt que leurs expressions ou leurs pensées mêmes » (D’Aguesseau, Instructions sur les études…) – ; au reste il n’en est nul besoin, car il y a bien d’autres techniques, bien d’autres moyens que les siens, même il en existe une infinité, pour exprimer sa propre vision du monde et faire voir les innombrables richesses spirituelles de l’univers ; ou pour mieux dire, je ne crois pas possible d’avoir une réelle vision personnelle des choses et en même temps de l’exprimer avec le langage d’un autre. Et cela est encore plus vrai pour l’œuvre de Burchfield, qui est si singulière que celui qui voudrait s’en inspirer se verrait, je crois, réduit à l’imiter servilement. Ce terme de servile est fort et pour qu’on ne me croie pas réprobateur ni méprisant, je tiens à dire hautement que je ne blâme pas ceux qui peignent à la manière de…, sans doute qu’ils n’ont pas l’âme assez artistique pour faire autrement ; mais pour ma part, il ne m’intéresse pas de consacrer une quantité infinie d’heures et d’efforts à produire des tableaux, si je ne crée pas. Et si j’ai souvent douté, si je doute toujours de leur qualité – quelquefois même je suis persuadé de leur nullité –, je puis assurer du moins qu’ils sont de moi et que je m’y dévoue avec sincérité.

Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Burchfield contribua à enraciner en moi l’idée que tout objet, j’entends ici tout ce qui n’est pas homme, qu’il soit inanimé ou vivant, est plus que de la simple matière, du moment qu’on choisit de le peindre : qu’il serve à rendre nos pensées ou nos sentiments, qu’on y voie une vie, une sensibilité ou une âme que les autres ne sentent pas, qu’on y soit attaché par nos souvenirs ou par quelque sentiment d’affection, il faut le représenter avec le cœur autant qu’avec la main. Cela ne veut pas dire que toutes les parties d’un tableau doivent être traitées également, qu’il faut toujours et partout donner du mouvement, exacerber les couleurs, chercher à faire éprouver de fortes impressions ; non, cela signifie qu’il faut traiter chaque objet d’une nature morte, chaque arbre d’un paysage, etc. comme si c’était un portrait. La personne figurée dans une peinture n’est jamais passive : elle vous regarde d’un certain air, ou ses yeux et sa physionomie ont telle expression, ou, même impassible, même vue de profil, ses traits, tout son extérieur disent quelque chose, ou au moins peuvent être interprétés de telle ou telle manière par le spectateur. De plus, par la façon dont le peintre compose son ouvrage, par le fond et la facture qu’il choisit, il découvre aussi une part de lui-même. Bref, un portrait nous fait connaître au moins deux personnes. Eh bien, pour ma part, je veux, autant qu’il m’est possible, que tout ce que je figure sur une toile parle, dise quelque chose de ce qu’il est et de ce que je suis. Sôseki, dans le roman Sanshirô, explique qu’il y a un état d’âme propre à chaque tableau qui se communique à celui qui le regarde. Cette personnalité du tableau ne vient pas seulement de ce qu’il est une matérialisation de l’être profond du peintre, mais de ce qu’il a sa vie propre, que tout ce qu’on y voit peut avoir une existence intérieure et parler pour soi ; l’assiette, la chaise, la rivière, le ciel, la voiture, les habits, tout peut avoir des pensées et des sentiments différents de celui qui les représente : le peintre athée peut décider de faire sentir dans son tableau le chagrin de la nature entière au moment de la Crucifixion. De même que certains hommes sont taciturnes et discrets, certaines choses – plantes, ustensiles, meubles – sont d’un caractère timide et effacé ; il y aura donc toujours des contrastes entre les différentes parties des toiles peintes dans cette intention, surtout que l’artiste peut à son gré montrer telle ou telle chose comme insensible ; mais alors, ce qui paraîtra inanimé dans son tableau aura été peint ainsi avec une intention expresse.

Pour ma part, il m’est impossible de faire un tableau dans lequel je n’aurais en vue que la technique, je veux peindre avec tout mon être ; dans lequel je ne chercherais qu’à reproduire le plus fidèlement possible ce que j’ai sous les yeux – c’est pourquoi j’ai toujours volontiers peint de mémoire, quelque infidèle que soit celle-ci. Le jour que j’ai commencé à peindre, ou le lendemain peut-être, songeant à la croix, au bois de cette croix, où Jésus a été crucifié, je me suis dit que le peintre qui entreprend une Crucifixion ne doit pas s’occuper uniquement du Christ et de ceux qui sont autour de lui : il doit, à mon avis, penser aux trois croix qui portent ces trois victimes, et s’imaginer qu’elles sont affligées de prendre part, d’être complices de ce supplice abominable ; ou bien peut-être qu’elles s’en réjouissent, ou qu’elles y sont insensibles. Chaque peintre aura là-dessus une idée différente. Quoi qu’il en soit, il a la liberté et le pouvoir de représenter ces croix en exprimant ce qu’elles ressentent pendant qu’elles portent ces corps agonisants ; de même par exemple de la couronne d’épines, ou des nuages qui voient mourir sur le Golgotha Jésus-Christ et les deux larrons… Mais, de même que le portraitiste peut figurer son modèle avec des traits inexpressifs, et même sans ses yeux s’il le veut, ou de façon cubiste, etc., l’artiste n’est pas obligé de rendre la croix de Jésus expressive ; il peut même prendre le parti d’en rendre plus sensible son aspect inerte, comme celui des rochers d’alentour, ou des nues dans le ciel, pour qu’ils fassent davantage contraste avec la chair souffrante du Christ. S’il ne voit dans la croix qu’une verticale et une horizontale, il perd donc, à ce qu’il me semble, un des moyens d’enrichir la beauté plastique et la richesse de sens de son œuvre.

Et puis le citron n’est-il pas heureux et excité d’être si jaune et si acide ? Le piano n’est-il pas impatient qu’on vienne enfoncer ses touches et en tirer des sons harmonieux ; n’est-il pas transporté de joie quand il fait entendre les préludes et fugues du Clavier bien tempéré, épuisé après qu’on a joué sur lui les Nocturnes de Fauré, désespéré si on ne l’a pas ouvert depuis mainte année ? Le lit vide n’est-il pas encore plein des rêves de celui qui y a dormi ? Le paysage ne sent-il pas que le peintre qui le contemple est amoureux de lui ? Les méchants habits du pauvre n’accusent-ils pas ceux qui ont jeté leur possesseur dans cette misère ?

C’est une chose si prodigieuse qu’en employant uniquement de la toile ou un simple panneau de bois, des couleurs et un pinceau, on puisse exprimer la nature profonde de la personne qu’on peint et l’amour ou l’intérêt qu’on a pour lui, qu’on puisse rendre n’importe lequel de ses propres sentiments, faire voir les relations invisibles qu’il y a entre les hommes et l’univers, montrer l’âme cachée d’une campagne ou d’une ville, oui, c’est une chose si prodigieuse, que je ne puis me contenter de peindre la surface, la matérialité des objets : je veux que toutes mes œuvres soient spirituelles !"

Ayant eu dès le commencement l’intention bien arrêtée de faire une peinture expressive, image de son âme et de celle des choses qui l’entourent, il lui importait que ses tableaux fassent connaître ses goûts en matière de beaux-arts, donnent à voir l’admiration, l’amour qu’il avait pour de certaines civilisations, comme celles d’Amérique du Sud et du Japon. Il est significatif à cet égard que sa première peinture soit une nature morte dont le principal objet est une petite statue Dogon (Mali) en bronze représentant une gazelle.

Pendant sa première période créatrice, principalement entre 1995 et l’automne 1997, il s’appliqua à faire, outre les tableaux qu’il composait lui-même, un certain nombre de copies d’après des ouvrages de maîtres ou de peintres reconnus. C’était pour lui, comme pour la plupart des artistes depuis la nuit des temps, un moyen d’étude et de perfectionnement ; mais il le concilia avec le désir de faire de chaque toile un tableau profondément personnel. Il ne s’agissait pas de prendre le premier chef-d’œuvre venu et de l’imiter du mieux possible pour exercer sa main et la rendre plus habile. Il choisit toujours des peintures qui l’inspiraient, dans lesquelles il trouvait des motifs ou des caractéristiques qui répondaient à sa nature et à sa pensée. Je n’en donnerai qu’un exemple.

C’est la première copie qu’il fit, celle de La Vierge à l’Enfant avec saints et donateur peinte par Gérard David vers 1510. Cette peinture, où l’on voit des figures de femmes, un homme, un enfant, un chien, nombre d’ornements et de draperies, toutes sortes de plantes et des maisons, lui permettait de travailler à la fois les principaux genres (portrait, nature morte, paysage…). Mais c’était aussi une de celles qui lui avaient fait le plus d’impression lors de sa première visite à la National Gallery de Londres ; depuis, il avait compris que ce n’était pas seulement sa beauté extraordinaire qui la lui rendait si chère, mais l’impression de paix, de sûreté et de silence qui s’en dégage, due à la posture et à l’impassibilité des personnages, à la douceur de leurs traits et, surtout, à la présence d’un haut mur qui isole du monde extérieur – représenté par plusieurs maisons dont on ne voit que le haut – la construction où se passe la scène et le jardin attenant. Ce jardin clos (hortus conclusus), qu’on trouve dans beaucoup de miniatures et de peintures du Moyen-Age et de la Renaissance, est une métaphore de la virginité perpétuelle de Marie. Mais c’était pour Andreacini l’image d’un refuge contre les difficultés, les laideurs et les violences du monde ; d’un lieu où il n’aurait plus d’angoisses, puisqu’on n’y a rien à redouter et que tout y est beau et serein. En le peignant à sa façon, en le faisant exister plus réellement que dans son esprit, il se l’appropriait, il n’était plus réduit à le contempler dans ses livres ou à aller le voir à Londres ; c’était aussi, dans l’acte même de peindre, un apaisement, l’application d’un baume salutaire sur ses blessures. L’exécution de ce tableau était comme un mur qu’il construisait dans l’espoir d’empêcher que ses angoisses n’envahissent son âme, et de dérober à sa vue le spectacle dérisoire mais angoissant des choses humaines. Sa copie néanmoins reste fidèle à l’original en cela qu’elle est aussi une peinture religieuse, qu’il nomma Le Mariage mystique de sainte Catherine, représenté sur l’original de Gérard David. Mais il change le visage du donateur, à qui il donne les traits de son père, et remplace Marie-Madeleine par la figure d’une donatrice, qu’il fait ressembler à sa mère, ses deux parents étant figurés rajeunis. Il rétrécit la tapisserie qui pend jusqu’à terre derrière la Vierge Marie, éloigne un peu les deux colonnes de marbre, et peint entre elles deux enfants occupés à jouer dans le jardin, lesquels représentent assurément Louis et son frère Camille. Cette peinture, commencée en avril 1995 et achevée en septembre 1996, est celle qui donna lors le plus de difficultés à Andreacini ; mais elle le satisfit pleinement et les louanges que lui donnèrent ses parents en la découvrant le remplirent d’une grande fierté.

Si Le Mariage mystique de sainte Catherine est d’une facture semblable à celle de la Madone aux harpies, qui est la seconde copie qu’il entreprit presque en même temps, elle diffère sensiblement de celle qu’il employa dans son Ugolino Martelli (1997), pour ne parler que des copies dont les originaux datent de la première moitié du 16ème siècle. Car, après mûre réflexion, il s’était déterminé à ne pas faire toutes ses peintures en employant une unique manière. Ce n’était pas qu’il voulût essayer de tous les styles pour trouver celui auquel il serait le plus habile ; ou pour savoir peindre de toutes les façons possibles dans le but de se faire admirer. Au contraire, il était conscient que cette voie avait quelque chose de dangereux, qui pouvait même le faire mépriser par des connaisseurs. Sa résolution semblait d’ailleurs contradictoire avec son désir de peindre d’une façon vraie : en usant de différentes factures, ne courait-il pas le risque d’être superficiel, de ne pas donner à ses œuvres la personnalité à laquelle il aspirait ? L’âme de l’artiste peut-elle s’exprimer réellement et sincèrement par divers styles ? Il n’ignorait pas qu’on dit souvent de ceux qui sont propres à tout, qu’ils ne sont bons à rien. Pourtant il ne recula point. D’abord parce que c’était en suivant son désir profond qu’il serait lui-même et qu’il n’imiterait personne ; ensuite parce que cette décision n’était pas gratuite et qu’il avait la conviction que certains sujets demanderaient tel style, qui ne conviendrait pas à d’autres ou que lui tout au moins ne pourrait peindre qu’en employant une touche différente : quand son état d’âme varierait avec le temps, quand ses intentions différeraient d’une toile à l’autre, sa manière, elle, resterait toujours la même ? Et puis, de toute façon, il ne s’entêterait pas aveuglément : il cesserait de faire des tableaux, ou plutôt il n’en achèverait pas un seul en usant de telle facture s’il s’apercevait qu’il était incapable d’exécuter une bonne toile en peignant de cette sorte. Il se trouva toutefois qu’il avait vu juste et l’on peut dire, pour simplifier, qu’il employa concurremment, et avec succès, trois styles bien distincts, et pourtant très personnels et liés par je ne sais quoi d’invisible : qu’il peigne d’une manière expressionniste, en se servant d’aplats ou d’empâtements de diverses épaisseurs, avec ou sans modelé, en usant d’un langage symboliste ou réaliste, il est toujours lui-même, toutes ses toiles sont d’un artiste authentique ; étant bien entendu que ces trois styles ne se sont pas fixés dès le commencement et qu’on peut suivre leur évolution, laquelle se poursuivra entre 2007 et 2019.

Tant en 1995, quand il se mit à peindre, ne pensant pas alors qu’il deviendrait artiste, qu’en 2007, lorsqu’il reprit son œuvre à Baziyac avec la conviction qu’il en était un désormais et qu’il ferait des tableaux jusqu’à la fin de ses jours, Andreacini n’était animé que du désir de produire des ouvrages sincères qu’il aurait à cœur de peindre. Il avait la certitude que rien ne pourrait lui faire choisir des sujets ou adopter une facture qui lui déplairait, mais qui lui permettrait de faire parler de lui ou d’avoir du succès. Et, en effet, il fut toujours fidèle à lui-même. Ainsi il ne désira jamais de choquer gratuitement ; il n’ignorait pas que ses tableaux érotiques, par exemple, pourraient choquer, mais ce n’était pas le but qu’il poursuivait en les peignant. Il ne méprisait pas la gloire, mais il ne lui sacrifierait rien de ce à quoi il tenait ; il lui plairait d’être admiré, mais pas à n’importe quel prix et sans compromissions. Il ne rechercha pas artificiellement l’originalité, l’étrange, l’étonnant (si ses toiles étaient singulières, ce ne serait que l’expression d’une singularité intérieure naturelle, qu’il ne cultivait pas davantage) ; ou, pour mieux dire, il ne tâchait pas à être un peintre original, ni à ne pas l’être : il se moquait d’être regardé comme novateur ou comme académique, il ne s’appliquait qu’à peindre avec son âme, à faire des tableaux qui contentent ses propres exigences. S’il était le premier à traiter tel sujet, ou à en traiter un autre d’une façon nouvelle, mais que sa toile ne fût pas bonne, cela ne la rendrait pas meilleure ; s’il s’apercevait que la composition d’une de ses peintures ou l’attitude d’un de ses personnages rappelait celle d’un autre artiste, cela lui était indifférent et il ne la changeait pas : du moment qu’elle était née de ses pensées et de son imagination, il lui était égal qu’on pût l’accuser de l’avoir copiée, ou du moins lui reprocher de manquer d’originalité. N’y a-t-il pas au théâtre, par exemple, ce qu’on appelle une rencontre, quand le vers d’un auteur ressemble fort à celui d’un autre qui a écrit avant lui ; mais si c’est là la meilleure façon de le dire, et la façon dont les mots vous sont venus, pourquoi le dire autrement, et moins bien ? Et on trouve en épigraphe des Souvenirs et pensées sur la peinture ces mots de Lamartine, tirés du Voyage en Orient : « Ainsi rien de nouveau dans la nature et dans les arts. — Tout ce qu'on fait a été fait ; — tout ce qu'on dit a été dit ; — tout ce qu'on rêve a été rêvé. — Tout siècle est plagiaire d'un autre siècle… » Bref, Andreacini ne s’interdisait rien de ce qui était lui.

Enfin il faut dire qu’il écoutait de la musique durant qu’il peignait, excepté quand il apportait les dernières retouches à sa toile. Il se fit offrir exprès, dès 1995, un lecteur CD qui pouvait contenir cinq disques, de sorte qu’il pouvait peindre pendant cinq ou six heures d’affilée sans avoir à s’occuper de la musique. Il les choisissait soigneusement avant de se mettre au travail, un CD de musique instrumentale étant toujours suivi d’un disque de chant. Il n’écoutait que de la musique classique, et de préférence celle qui était la plus propre à l’abstraire complètement du monde et à fixer la moindre parcelle de son attention, la moindre de ses pensées sur son travail ; celle qu’au bout d’un certain temps, il entendait, mais n’écoutait plus, et qui n’en continuait pas moins à agir sur son esprit. C’était donc le plus souvent des morceaux austères, intimistes, concentrés – il ne pouvait être question de bel canto, de concertos épiques ou de symphonies grandioses – ; il ne passait qu’assez rarement les pièces qu’il connaissait et aimait depuis l’enfance et dont la ligne mélodique risquait de charmer trop vivement ses oreilles et de le faire sortir de l’état convenable à son travail : ainsi des Préludes et des Polonaises de Chopin, du Trio élégiaque de Rachmaninov, des sonates à titre pour piano de Beethoven, des plus célèbres concertos de Vivaldi, etc. Au contraire, un grand nombre de chants du Moyen-Age et surtout de la Renaissance – motets, madrigaux, chansons profanes et messes – contribuaient parfaitement à porter sa concentration à un degré extrême, de même que les Consorts de violes anglais des 16ème et 17ème siècles, les pièces pour luth de la même période, et notamment les françaises, les sonates baroques pour plusieurs instruments... Il y a ceci de singulier, que la musique qu’il écoutait devint bientôt indispensable à son processus créatif, créant dans son appartement l’atmosphère appropriée en l’épurant en quelque sorte de tout ce qu’elle avait de profane, et contribuant à étouffer en lui toute inquiétude et toute anxiété ; mais que souvent elle cessait à sa grande surprise, car il ne s’était pas même aperçu que le cinquième disque avait commencé, et il ignorait d’ailleurs s’il était terminé depuis cinq minutes ou depuis une heure !

Publié dans Textes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article