Maupassant, Sur Flaubert et son Bouvard et Pécuchet

Publié le par Julien Bonin

Après plusieurs mois de silence, et avant de donner, dans peu de jours, des nouvelles de La Vie d'Oru, voici l'extrait d'un article de Maupassant sur le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, paru dans le supplément du Gaulois le 6 avril 1881 et repris en 1884 dans une étude sur Flaubert ; passage qui m'évoque la fureur de travail de Delacroix et son renoncement aux plaisirs, dont parle Baudelaire dans L'Art romantique.

"Gustave Flaubert n’écrivit point d’un seul coup Bouvard et Pécuchet. On peut dire que la moitié de sa vie s’est passée à méditer Bouvard et Pécuchet, et qu’il a consacré ses dix dernières années à exécuter ce tour de force. Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois devant l’énormité de la besogne. « Il faut être fou, disait-il souvent, pour entreprendre un pareil livre. » Il fallait surtout une patience surhumaine et une indéracinable volonté.

Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu, il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, en un paragraphe toutes les pensées d’un savant. Il prenait ensemble un lot d’idées de même nature et comme un chimiste préparant un élixir, il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait les principales, et de son formidable creuset sortaient des formules absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.

Une fois il lui fallut s’arrêter, épuisé, presque découragé, et comme repos il écrivit son délicieux volume intitulé : Trois Contes.

Puis il se remit à la besogne.

Mais l’œuvre entreprise était de celles qu’on n’achève point. Un livre pareil mange un homme, car nos forces sont limitées et notre effort ne peut être infini. Flaubert écrivit deux ou trois fois à ses amis : « J’ai peur que la terminaison de l’homme n’arrive avant celle du livre ce serait une belle fin de chapitre. »

Ainsi qu’il l’avait écrit, il est tombé, un matin, foudroyé par le travail, comme un Titan trop audacieux qui aurait voulu monter trop haut.

Et, puisque je suis dans les comparaisons mythologiques, voici l’image qu’éveille en mon esprit l’histoire de Bouvard et Pécuchet.

J’y revois l’antique fable de Sisyphe : ce sont deux Sisyphes modernes et bourgeois qui tentent sans cesse l’escalade de cette montagne de la science, en poussant devant eux cette pierre de la compréhension qui sans cesse roule et retombe.

Mais eux, à la fin, haletants, découragés, s’arrêtent, et, tournant le dos à la montagne, se font un siège de leur rocher."

Publié dans Textes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article