17, rue du Centaure ou la Vie du peintre et tableaumane Andreacini, Chapitre 17 (2)

Publié le par Julien Bonin

Je pensais traiter plus loin l’importance de l’érotisme dans l’œuvre d’Andreacini. Mais il est préférable, je crois, de m’y arrêter ici un moment, car je m’aperçois que les détails que je viens de donner, quoique je les tienne du peintre lui-même, ou qu’il les ait figurés dans ses toiles, pourront sembler superflus à de certains lecteurs. Il me faut donc les éclairer avant que de poursuivre et leur expliquer pourquoi je ne crois pas devoir m’en dispenser.

Dès le début de sa carrière de peintre, et après avoir réfléchi profondément à la façon dont il voyait la carrière dans laquelle il allait s’engager, et sur ce que devait être son art, Jollivet fut résolu à représenter, sans y rien cacher, non seulement des nus masculins, mais des scènes érotiques. Si, pendant la première année, il n’en peignit aucune, c’est parce qu’il craignait de n’être pas encore assez habile et expérimenté, et que ces scènes étaient justement, à ce qu’il lui semblait, celles qui lui demanderaient la plus grande assurance, tant dans le maniement du pinceau que dans le tracé des figures, la distribution des couleurs et le choix des compositions.

De toutes les décisions qu’il prit dans le commencement, ce fut à vrai dire celle pour laquelle il hésita le plus ; mais il avait trop de raisons de se résoudre à ce parti pour qu’il reculât devant la crainte que son travail ne fût regardé de mauvais œil et que les peintures érotiques qu’il ferait ne le discréditent.

Ne pouvait-il pas d’abord s’autoriser de ces innombrables artistes qui, dans maintes sociétés, dans tous les continents, ont représenté des coïts, des fellations, des sodomies…, tels que les peintres et les mosaïstes romains dont les ouvrages ornaient par exemple les villas de Pompéi ; les potiers grecs, comme le célèbre Nicosthénès, dont le musée de Boston (MFA) possède un canthare de la fin du 6ème siècle avant J.C., orné de jeunes hommes se livrant à diverses pratiques sexuelles ; les céramistes mochicas figurant des copulations vaginales ou anales, et des masturbations ? Pour ce qui regardait plus particulièrement la peinture, Giulio Romano, fameux élève de Raphaël, avait composé dans les années 1520 des dessins qui furent copiés pour la publication d’un ouvrage, nommé en français Les Seize plaisirs, où sont décrites diverses positions sexuelles et dans lequel on trouve aussi les Sonnets luxurieux de l’Arétin, poète et ami du Titien. Presque tous les grands artistes japonais de l’ukiyo-e des 18ème et 19ème siècles ont fait des estampes de style shunga, dans lesquelles on voit d’autant plus distinctement les organes génitaux de l’homme et de la femme en train de faire l’amour, que ces organes sont représentés beaucoup plus grands que nature : on possède ainsi maintes gravures érotiques de Harunobu, d’Utamaro, de Hokusaï (une des œuvres de ce dernier va jusqu’à montrer une femme nue qui s’abandonne au plaisir que lui donnent deux pieuvres, dont l’une lui lèche la vulve).

Il se rappelait d’ailleurs la conception du nu chez Michel-Ange, pour qui le corps humain est si beau que c’est une tâche des plus honorables de le peindre dans son état naturel, c’est-à-dire sans vêtements ; au point que les figures du Jugement Dernier, dans la chapelle Sixtine, étaient toutes nues ; et si elles ne le sont plus aujourd’hui, c’est que, peu après la mort de leur auteur, on chargea le peintre Daniele da Volterra de couvrir les parties génitales qu’on voyait dans cette fresque. Pour le génie florentin, bien loin d’offenser Dieu, ces figures le glorifiaient, car il jugeait que le corps nu avait quelque chose de proprement divin et représentait en même temps la beauté spirituelle de l’homme ; que, comme le rapporte son élève Vasari, « le but suprême de l’art est le corps humain ».

« Mais, pensait Andreacini, s’il n’est pas honteux de représenter la bite d’un homme, telle qu’elle est dans son état ordinaire, pourquoi le serait-il de la figurer lorsqu’il est excité ? Pourquoi juger qu’un sexe est moins beau lorsqu’il est en érection, qu’il est moins digne d’être peint qu’une jambe ou une cuisse bandée par l’effort, dans un tableau sérieux et ambitieux ? Je suis persuadé que Michel-Ange, en en peignant un sur la voûte de la chapelle Sixtine, l’aurait rendu aussi parfait, aussi agréable à voir que le bras musculeux d’Adam vers lequel Dieu tend son bras ! » Du reste, il trouvait que la large verge de Kézir érigée par le plaisir donnait la même impression de force, de puissance et de vigueur que les arbres d’Altdorfer ; que l’anneau que forment les poils qui couronnent le membre viril n’est pas moins beau que celui que fait la branche du Pin de la lune figurée au premier plan d’une estampe d’Hiroshige ; que les ondulations que forment à la surface du corps, pendant l’acte sexuel, la contraction et le jeu des différents muscles, comme l’oblique externe, le droit de l’abdomen, le grand dorsal, le grand dentelé… frappent autant le regard que celles que la nature dessine, par l’action des vagues et du vent, sur le sable des plages ; que la courbe des fesses vigoureuses de Kézir rappelait la croupe ondoyante et nettement dessinée de certaines collines représentées par des artistes italiens – Primitifs, peintres de la Renaissance et maniéristes – dans tels paysages de leurs peintures, comme dans la campagne vallonnée de l’Allégorie du Bon Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti, faite vers la fin des années 1330.

Si l’exemple des artistes du passé contribua à décider Andreacini, d’autres raisons agirent encore plus fortement sur lui. Il avait vu tant de tableaux de tous genres qu’il était convaincu que le peintre, par la vertu de ses crayons, de ses pinceaux, de ses couleurs, instruments de ses pensées et de son imagination, est à portée de transformer en objet d’art, en œuvre utile, toute chose qu’il voit, du moment qu’il est doué de talent. De tout sujet, il peut faire jaillir la force, la beauté, le sentiment, il peut frapper le spectateur, lui inspirer des émotions et des pensées. Les artistes ne représentent pas que des gens gracieux et bien portants, de précieux objets, des paysages bucoliques ou de somptueuses maisons ; ils font des portraits de personnes décrépites, de fous, de malades, de mendiants déguenillés, etc. Une des très célèbres toiles de Rembrandt est Le Bœuf écorché, qui a influencé beaucoup d’autres artistes, parmi lesquels Soutine, qui a souvent représenté des faisans et des lapins morts ; Rubens a peint plusieurs fois des scènes dans lesquelles des bêtes féroces, dont il a représenté avec minutie l’anatomie et les efforts, sont aux prises avec des chasseurs et des chevaux ; Delacroix aussi a fait un assez grand nombre de tableaux où des lions attaquent ou dévorent des hommes et d’autres animaux. La représentation d’une copulation humaine, non moins que ces scènes cruelles, ou du moins violentes, permet à l’artiste inspiré de travailler sur les couleurs, sur les lignes, sur la composition. Il se souvenait là-dessus de la célèbre phrase du peintre Maurice Denis, tirée de son article publié dans la revue Art et Critique (1890) : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » De même, les fellations, les sodomies… qu’il représenterait seraient avant toute chose des tableaux, faits avec le même soin, préparés avec autant de réflexion qu’une nature morte, un portrait, un paysage. Il fut inspiré aussi par les propos que Cézanne tint au poète et critique d’art Joachim Gasquet, que ce dernier cite dans son Cézanne, ouvrage publié pour la première fois en 1921 : le peintre aixois lui avait dit qu’il voulait « faire de l’impressionnisme quelque chose de solide et durable comme l’art des musées. » Andreacini, dès le commencement, se trouva animé de la même intention à l’égard des œuvres érotiques, souhaitant que les siennes fussent d’une telle qualité qu’elles pussent entrer dans un musée, leur sujet ne pouvant être un motif valable de les refuser.

Si des scènes de guerre, de chasse, de meurtre étaient parfaitement acceptées, à plus forte raison les représentations de l’acte sexuel, témoignage le plus sensible et le plus frappant de l’amour ou de l’attirance réciproque de deux êtres, pouvaient – devaient – être traitées par l’artiste, qui n’avait ni à s’en cacher, ni à en rougir : l’amour étant un des principaux thèmes de la peinture, illustré dans d’innombrables tableaux par la lecture de la lettre de l’être cher, par le baiser, par les regards langoureux, par l’attitude de l’homme agenouillé aux pieds de la femme, etc., il serait absurde de s’interdire le sujet du coït, et cela d’autant plus que, si les deux personnes représentées s’aiment vraiment, il peut aussi permettre de rendre leurs sentiments sincères et profonds. Or Andreacini ne souhaitait représenter que Kézir et lui dans les scènes impudiques qu’il peindrait ; quoique leur liaison eût pris fin quand il se mit à peindre, et que leur rupture lui eût causé un terrible chagrin, qui lui avait, à de certains moments, fait haïr son ancien amant, il se rappelait parfaitement le bonheur que cette relation lui avait donné ; d’ailleurs, il était toujours amoureux de lui, et le demeura jusqu’à la fin de ses jours. Il n’aurait donc aucune peine à figurer leurs ébats sexuels. Il pensait à lui tous les jours, il en rêvait toutes les nuits et, dans certaines de ces scènes-là, il avait bien l’intention de représenter en même temps la force spirituelle et sentimentale de leur amour ; de montrer que l’union des corps était l’image de celle des âmes, le moyen de réunir physiquement ce qui l’était déjà invisiblement. Il était convaincu, et le prouva en effet, que sur la même toile, on pouvait voir à la fois le coït anal et la tendresse mutuelle des personnages ; que cet acte, bien loin d’être incompatible avec une expression artistique élevée et majestueuse, pouvait être rendu, si le peintre le souhaitait et en avait les moyens, par un pinceau sensible, délicat et poétique, qui rendrait aussi bien l’étreinte des corps que tout ce qui les entourait, comme les objets et les meubles d’une chambre, la végétation et le ciel d’un paysage…

Il songea que ce lui serait d’autant plus facile, qu’ayant été,  jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, frustré de ces jouissances, elles avaient eu pour lui plus d’importance – il en gardait d’ailleurs des souvenirs très précis – : il n’hésitait pas à dire que, du temps même où il couchait avec Kézir, et toujours depuis lors, il les tenait pour sacrées ; que Sélim étant un dieu pour lui, il avait cru de son devoir de lui rendre des hommages et d’accomplir en son honneur diverses cérémonies, les unes destinées à son âme :  en lui faisant visiter une exposition ou une église, il présentait à cette divinité des peintures et des statues qui la ravissaient et dont elle nourrissait son esprit ; les autres à son corps, comme un repas qu’il lui préparait, ou bien en le suçant ou en le laissant jouir librement de son corps. Les tableaux étant un des moyens d’éterniser les êtres et les choses, Andreacini voulait s’en servir pour immortaliser l’amour qui l’avait uni à Kézir ; et ne point montrer leurs relations sexuelles, c’eût été donner de cet amour une vision incomplète, et par conséquent fausse. « L’odeur de son corps, dit-il dans un fragment non daté de son journal, la longueur et la forme de sa bite qui, majestueuse et rehaussée par le contour glorieux de ses boules, pendait avec grâce entre ses jambes, le goût de cette queue d’un brun assez sombre, sa dureté dans ma bouche tandis que je la dégustais avec volupté, ses mouvements quand il l’enfonçait passionnément dans mon anus moite et ébahi, n’avaient ni plus ni moins de prix pour moi que la sublime douceur de sa voix, la pureté angélique de ses traits, l’expression de ses pensées, l’éclat de ses yeux émerveillés par la toile d’un maître, l’intérêt de ses discours sur tel écrivain ou sur tel auteur de bande dessinée, l’enthousiasme avec lequel il faisait l’éloge d’un grand classique du cinéma que nous venions de regarder, l’intelligence de ses commentaires sur tel morceau de musique » ; écrivant plus loin que « chez un être spirituel, vraiment capable d’amour et de sentiments exquis, toutes les parties de son corps peuvent exprimer, à différents degrés, les qualités de l’âme ; et, après les yeux, et quoiqu’elle soit bien plus éloignée du cerveau, la bite, dans son érection, est celle où l’on peut, si j’ose dire, lire et sentir le mieux la richesse intérieure d’un homme ; au fond, cette érection de la queue est comparable à l’éclat radieux du regard… »

C’est parce que toutes ses qualités, morales et physiques, étaient indissociables dans l’esprit d’Andreacini, que l’amour de Kézir le combla parfaitement ; et si une seule de ces choses eût manqué, cette relation lui aurait été très agréable, sans aucun doute, mais il n’aurait pu parler de bonheur. La passion qu’il nourrissait à l’égard de son amoureux regardant aussi bien son intérieur que son extérieur, l’invisible et le sensible, il était indispensable, pour exprimer cet amour total en peinture, d’en représenter tous les aspects.

Andreacini trouvait un motif de plus, en comparant l’âme et le corps sur un autre point, de représenter sans tabou leurs actes sexuels. Un de ses plaisirs et de ses buts était d’éclairer et de cultiver son amant et, nourrissant ainsi son cerveau, d’en faire jaillir des réflexions, des images, des saillies piquantes ou poétiques, fruits qu’il avait contribué à faire naître et qui l’enrichissaient en retour ; de même, il faisait de son mieux pour tirer du sexe circoncis de Kézir la plus grande quantité et le plus beau sperme possible. Il estimait qu’une des vertus de l’amour était de changer en bien ce qui était mauvais et de rendre meilleur ce qui était bon chez tous ceux qui vivaient sous ses lois ; et Jollivet se serait regardé comme un mauvais amant s’il n’avait pas élevé l’esprit de Kézir, de même que s’il ne lui avait pas fait en même temps éprouver les plus exquises voluptés charnelles, dont le meilleur témoignage était l’éjaculation de sa semence, qu’il savourait avec autant de plaisir qu’un nectar du Bordelais ou de la Bourgogne. Ce qu’un entretien sérieux et approfondi était pour leur esprit, une fellation l’était pour leur corps ; et le sperme qui jaillissait de leurs verges répondait aux pensées qui sortaient de leurs discussions. Il n’est donc pas étonnant qu’Andreacini ait volontiers représenté du sperme dans plusieurs de ses toiles, « le liquide, dit-il dans un fragment daté du 1er octobre 2010, le plus précieux de l’homme après son sang ; mais quand celui-ci figure dans une quantité innombrable de tableaux, celui-là n’est presque jamais montré ».

A ce sujet, il peignit, probablement vers la fin de cette année-là, une étude à l’huile, qui est, ce semble, le seul pastiche qu’il ait jamais fait. Il y reprend à peu près la composition de La Décollation de saint Jean-Baptiste, toile peinte par le Caravage et placée dans la cathédrale Saint-Jean de La Valette, à Malte. Mais la fenêtre derrière laquelle sont les deux hommes debout n’a plus de barreaux, et ces hommes ne sont plus des prisonniers, mais des voyeurs ; on peut même supposer qu’en représentant celui qui se tient derrière l’autre avec les mains serrées sur les épaules de son compagnon, Andreacini veut nous faire entendre qu’il est en train de le sodomiser. Quoi qu’il en soit, ils observent la scène qui se passe à leur droite : Kézir, qui ne porte qu’un sous-vêtement moulant, masturbe son amant, dont le sperme se répand à terre, avec lequel Andreacini trace son nom, ainsi que l’avait fait le Caravage, dont le prénom Michelang.o est écrit en rouge dans son tableau, tout auprès des flots de sang qui s’échappent de la gorge du saint ; plus à gauche, et près des deux jeunes gens, une vieille femme masturbe aussi un homme barbu devant lequel se tient une jeune fille penchée, prête à recueillir dans le bassin qu’elle tient la semence de cet homme. Le peintre a-t-il eu le dessein de faire une toile de ce sujet, avant d’y renoncer dans la suite ? Ou cette étude n’est-elle qu’une fantaisie ? C’est ce qu’on ne peut savoir.

Ajoutons sur cette matière qu’Andreacini, à son dire, se ressouvenant d’avoir lu qu’on se servait quelquefois d’urine pour composer la grisaille des vitraux au Moyen-Age, employa dans certaines de ses toiles, faites entre 1996 et 1998 dans les moments où il souffrait le plus de sa rupture d’avec Kézir, où son humeur était la plus noire et son esprit le plus troublé, employa, dis-je, son propre sperme, mêlé à de la peinture, pour créer un blanc particulier.

Andreacini avouait volontiers, notamment dans plusieurs écrits qu’on trouve au dos de ses relevés de compte de 2009 à 2013, que la représentation de Kézir nu et seul, et celle de leur commerce charnel, avaient aussi un but personnel et sensuel : elles lui permettaient de renouveler le souvenir de la suprême beauté physique de son amant, de revivre plus intensément les jouissances sexuelles qu’il avait éprouvées avec lui, de les prolonger artificiellement, et  pour toujours, puisque ses yeux pouvaient ensuite se repaître à loisir de ces peintures voluptueuses qu’il conservait chez lui. Il lui arrivait donc de s’en servir comme de vulgaires images pornographiques, propres à exciter ses désirs. Mais aucun de ces tableaux ne fut peint dans ce seul dessein ; et le fait qu’il possédât d’innombrables photographies de Kézir, prises pendant leur vie commune et soigneusement rangées dans plusieurs boîtes, prouve clairement que les toiles qu’il peignait étaient bien plus que des instruments iconographiques destinés à l’exciter. Lorsqu’il avait l’intention de se masturber en pensant à Kézir, il ne prenait jamais une de ces photographies, qui lui servirent néanmoins souvent : toutes les fois qu’il avait à le peindre, il choisissait et contemplait longuement celles où l’attitude de Sélim, son allure, ses gestes, l’air de son visage, l’expression de son regard, etc… lui paraissaient le plus convenable à la manière dont il le représenterait dans le tableau qu’il avait conçu ; puis, tantôt il les remettait dans leurs boîtes et peignait ce tableau sans plus les regarder une seule fois, tantôt il le faisait en ayant sous les yeux deux ou trois d’entre elles, posées sur la table de nuit qu’il mettait à côté de son chevalet.

On peut aussi supposer que ces tableaux avaient une autre destination, dont Andreacini n’avait peut-être pas conscience lui-même : en peignant l’objet de son immuable amour, il continuait, pour ainsi dire magiquement, à le posséder, possession à la fois physique et spirituelle. En effet, le peintre fit, dans son désespoir, pendant les trois années qui suivirent sa séparation d’avec Kézir, plusieurs tableaux d’envoûtement, par lesquels il souhaitait ensorceler et causer le malheur de son ancien amant et de sa compagne (mais encore une fois, ce n’était là qu’une des raisons de peindre ces toiles, et, malgré toute sa détresse et son trouble, il n’oubliait pas qu’elles devaient être aussi des ouvrages artistiques). En faisant une autre peinture, achevée en 1996 et appelée Reviens-moi ! il souhaitait au contraire enchanter Kézir, qui habitait désormais à plusieurs centaines de kilomètres de Paris, et le rendre de nouveau amoureux de lui. Andreacini connaissait l’existence des objets de contre-envoûtement fabriqués pendant la Seconde Guerre Mondiale par Victor Brauner, comme le Portrait de Novalis (1943), composé de différents matériaux (cire, cuivre, plâtre…) ; l’artiste surréaliste espérait que ces objets le feraient échapper aux Nazis ; et Andreacini s’était persuadé qu’ils avaient réellement contribué à la survie du peintre, caché dans les Hautes-Alpes, où il n’avait pas été trouvé. Il est donc probable qu’il crut vraiment à l’effet que pourraient produire ces tableaux-là ; mais les événements trompèrent cruellement son attente. Quoi qu’il en soit, on peut imaginer que, sans s’en rendre compte, un esprit aussi spirituel, aussi fantaisiste, aussi rêveur que le sien, a vu, dans la représentation de celui qui l’avait abandonné et dont l’image occupait sans cesse son âme, le moyen magique d’en avoir encore la possession, de le faire vivre sous ses yeux, comme si Kézir, habitant toujours avec lui, continuait à lui faire part de ses pensées et à lui dévoiler les beautés de son corps.

Une des premières toiles qu’acheva Andreacini, datée de mars 1996 et simplement intitulée Portrait de Sélim Kérir, est aussi son premier nu, et un parfait exemple de la combinaison des causes qui poussèrent Jollivet à peindre de tels tableaux, ainsi que des scènes érotiques. Kézir, nu des pieds à la tête, est assis dans une posture nonchalante, dans un fauteuil de cuir moelleux, bas et profond, d’un vert chaud et assez clair, qui se détache sur un mur lambrissé de bois sombre à hauteur d’appui et couvert d’un papier peint jaune à dessins arabesques, d’un bleu céleste, lesquels évoquent le souffle du vent ; les diagonales de ses jambes écartées, ainsi que le point de vue abaissé, adopté par le peintre, entraînent le regard du spectateur jusqu’à ses testicules et à son pénis aux teintes brunes et chaudes. Un livre est posé en équilibre sur le dossier, près de la tête de Kézir ; sur ce livre, les lunettes à monture noire qu’il portait concurremment avec des lentilles de contact. Il est évident qu’Andreacini se délecta à figurer le corps qui lui avait donné tant de plaisir ; et c’est d’un pinceau très sensuel qu’il peignit entre autres ses jambes fines et musculeuses, les poils noirs et durs, mais point trop serrés, qui les couvrent, son ventre souple et mince où ne se voient aucuns plis de graisse, son nombril saillant, qui a là je ne sais quoi d’érotique, et, surtout, l’ovale imposant de ses deux boules et la courbe serpentueuse de son sexe, qui reposent sur le cuir du fauteuil. On dirait le portrait d’un roi qui se délasse et n’a pas besoin de porter une couronne ou de tenir un sceptre pour qu’on connaisse sa dignité souveraine : ses insignes sont ces virils attributs qui ornent majestueusement le bas de son ventre. Mais si, d’un côté, le peintre toujours amoureux se reconnaît manifestement son vassal, de l’autre il s’est rendu maître de lui en le privant de ses habits et en l’enfermant dans l’espace de cette toile, où, malgré tout son pouvoir, Kézir ne peut se dérober à ses regards et où, de plus, il se trouve abandonné à lui-même, sans personne pour lui tenir compagnie et l’admirer que son ancien amant, dont il est ainsi devenu la créature et qui pourrait seul, par son pinceau, rompre sa solitude ; ce n’est pas faire, je crois, une conjecture trop hardie de penser qu’Andreacini avait quelque chose comme cela en tête, consciemment ou non, quand il peignit ce tableau.

Mais le Portrait de Sélim Kérir est bien plus que cela. L’artiste y fait voir aussi, avec un art consommé, la personnalité de son modèle, du moins telle qu’elle était – ou telle qu’il se la figurait – quand il le fréquentait. Et autant que les organes génitaux du jeune homme servent à représenter sa vigueur et son charme physiques, autant sa physionomie et ses yeux sont le miroir de son âme. Andreacini y exprime, par la conformation de ses traits, par son air, par son regard, et jusque par son teint, sans se perdre cependant dans un rendu anatomique précis, il y exprime, dis-je, le mélange singulier de douceur, de bonté, de sensibilité, de mélancolie, de paresse et de froideur égoïste qui caractérisait son amant ; il y a même, en dépit de son expression tranquille, je ne sais quoi d’inquiétant dans la noirceur des cheveux et des yeux, dans certaines touches sombres sur les joues et dans la courbure des narines, qui laisse deviner les violents transports de colère qui le saisissaient de temps à autre et dont Jollivet fut plusieurs fois témoin. En revanche, le peintre n’a pas cherché à faire sentir l’amour que Kézir avait eu pour lui ; ce n’est pas le lien qu’il y avait eu entre eux qui l’intéressait dans ce tableau, c’était le fond de son âme, qu’il croyait, comme j’ai déjà dit, être le seul à connaître vraiment, peut-être mieux que Kézir lui-même, et qu’il voulait montrer, non pas tant pour lui, que pour ceux qui, un jour, contempleraient cette toile et sauraient, pour autant qu’ils l’observeraient attentivement, qui avait été ce Sélim Kérir ; ou du moins en sauraient autant que l’artiste, qui ne manque jamais, dans les tableaux où il le peint, de nous faire sentir aussi qu’il y avait en lui quelque chose de mystérieux qu’il n’avait jamais pu percer et qui était dans « ces replis du cœur, écrit-il le 17 décembre 2016,  qu’il y a en chacun de nous, et qu’on est impuissant soi-même à connaître parfaitement ; dont certains ignorent même l’existence ».

Si Louis Jollivet, amoureux abandonné par celui qu’il adorait, éprouva de la haine contre lui à de certains moments, pendant lesquels il se refusait à le peindre et se promettait de ne plus le faire, grâce à quoi il pourrait mieux l’oublier et cesserait de rendre hommage à ses beautés physiques et morales, Andreacini ne faisait nul cas des résolutions de ce jaloux-là et n’aurait renoncé pour rien au monde au privilège de représenter un être si beau, si intéressant, si complexe ; et cela d’autant plus qu’il était persuadé qu’il ne connaîtrait jamais aussi bien un autre modèle. Il jugeait qu’il se rendrait coupable d’une terrible faute, d’un crime même, s’il renonçait, par chagrin et par ressentiment, à immortaliser quelqu’un qui se distinguait tant des autres, car, ni ceux-ci ni le principal intéressé ne s’en rendant compte, il lui appartenait, à lui Andreacini, de dévoiler ce trésor et de le rendre visible pour toujours ; s’il renonçait à peindre quelqu’un dont les diverses qualités à figurer sur la toile le poussaient à travailler davantage et ne laissaient pas d’inspirer son pinceau et d’exciter son talent, quelqu’un qui, incomparable donc comme modèle, contribuerait à faire de lui un grand peintre.  

Car, si l’on me permet de pasticher la citation de Maurice Denis, le Portrait de Sélim Kérir, avant d’être celui d’un étalon bien membré, d’un beau jeune homme nu et pensif assis dans un fauteuil, est une œuvre soigneusement composée, aux couleurs artistement appliquées et distribuées sur la toile. On peut remarquer, entre autres, qu’elle est divisée en deux parties, dont la limite se trouve à peu près à la hauteur de la fine bande noire qui sépare le lambris du papier peint, que dépassent un peu le haut du fauteuil et celui du crâne de Kézir. L’arc parfait des sourcils du jeune homme répond à celui du dossier et à la courbe du motif du papier. La partie haute du tableau, réservée aux horizontales, représente sans contredit le monde de l’esprit, que symbolisent le front de Sélim, le livre, la couleur et la forme des arabesques, et le jaune du papier peint. Sous la bande noire règnent les verticales, celles du nez, de la verge, des bras et des doigts, des jambes et de leurs poils ; c’est là le monde physique, où l’homme est ancré dans le terrain des désirs charnels, où dominent les sensations, comme celles qu’éprouvent Kézir, confortablement enfoncé dans le cuir tiède ; d’ailleurs, les tons bruns du lambris évoquent la terre, ceux du fauteuil le feuillage des arbres, et l’ondulation du sexe de Sélim, en rappelant l’image du serpent, suggère celle de la reptation. On peut aussi admirer les magnifiques contrastes ménagés par le peintre, comme celui qu’il y a entre la noire chevelure du personnage et les teintes du papier ; la facture subtile, complexe et expressive, la richesse du coloris, etc.

Pour revenir à l’objet initial de cette longue mais nécessaire digression, j’ai jugé à propos, par toutes ces considérations, de parler dans cette biographie avec plus d’insistance, plus de détail et plus de crudité qu’on ne le fait d’ordinaire dans ce genre d’ouvrage, de la sexualité et des désirs d’Andreacini, indissociables de sa personnalité et d’une partie de son œuvre.

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