17, rue du Centaure ou la Vie du peintre et tableaumane Andreacini, Chapitre 15 (1)

Publié le par Julien Bonin

Avant que de continuer le fil chronologique de ce récit, il faut s’arrêter ici sur une question d’importance qui va nous faire revenir quelque peu en arrière. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un événement, de quelque chose qu’on pourrait dater d’un jour ou même d’un moment précis ; mais d’une découverte intérieure, qui se fit par degrés, mais non pas toujours sur le même rythme, et au terme de laquelle les choses apparurent au jeune Louis d’une façon claire et incontestable. Certes la fin de l’enfance et les premiers temps de l’adolescence sont des périodes pleines de troubles qui agitent l’âme, pendant lesquelles les inclinations et les idées que les jeunes gens avaient depuis longtemps, et les désirs et les goûts qui leur viennent alors sont fort sujets à changer, et très souvent, petit à petit ou brusquement, même quand ils sont absolument sûrs que ces changements sont définitifs ; mais Louis ne pouvait plus douter de quel il était, de ce qu’il avait trouvé au fond de son cœur, et qui ne cessait de se faire sentir avec toujours plus de force, et il ne voyait point ce qui pourrait jamais le transformer ; et en effet, cela ne changea jamais.

S’il n’y eut pas, comme j’ai dit, un moment précis où il put se dire à lui-même ce qu’il en était, il est certain que le séjour qu’il fit, pendant les vacances de printemps de 1983, à Florence, avec son frère et ses parents (il n’est pas inutile de savoir que sa mère n’avait plus de famille dans la capitale toscane et n’y avait pas été depuis plus de vingt ans), fut une de ces périodes où la découverte, la conscience de sa personnalité se fit plus nette ; et la peinture, ainsi que la sculpture, y jouèrent un rôle très important, lui confirmant encore davantage ce qu’il commençait à sentir depuis quelque temps, en sorte qu’au retour de ce séjour, non seulement les choses étaient presque totalement claires dans son esprit, mais il se les était dites et les avait admises.

Depuis environ un an, il avait trouvé avec un ravissement infini qu’il pouvait, presque aussi souvent qu’il le voulait, se donner une suprême jouissance physique, et ne laissait pas de le faire en toutes sortes d’occasions, pendant qu’il se douchait, en allant aux toilettes, quand il était seul dans son jardin… Mais ce plaisir sensuel auquel il aimait tant à se livrer, il le faisait sans que son esprit eût besoin d’aucun objet, sans fabriquer d’image mentale qui le stimulât ; le contact de son propre corps lui suffisait, son corps était si sensible à l’excitation que sa main lui donnait, qu’il n’avait besoin de rien d’autre pour atteindre à cette extase corporelle. Avec le temps cependant, le sentiment lui venait que ce plaisir pourrait être atteint avec quelqu’un d’autre ; et qu’avant de rencontrer cette personne, il pouvait l’imaginer et, en se figurant ce qu’ils faisaient ensemble, rendre cette jouissance plus grande encore. Et puisque ses parents et ceux de ses amis étaient des couples composés d’un homme et d’une femme, et qu’il voyait aussi, en cours de SVT et dans des pages de livres faits pour les adolescents qu’il feuilletait à la dérobée au supermarché et dans les librairies, que c’était les hommes et les femmes qui faisaient l’amour pour avoir des enfants, il se représenta d’abord avec des jeunes filles quand il voulait se faire les caresses qui lui donnaient un plaisir si intense.

Mais la nuit, dans les songes érotiques qu’il se mit à faire, c’était des garçons qu’il embrassait et à qui il appliquait des baisers sur la bouche. Il en fut surpris ; néanmoins cela ne l’inquiéta pas : il songea naïvement que ce n’était pas l’expression d’un désir intime, réel, profond, mais que c’était le moyen pour son esprit, travaillant à son insu, de rendre plausible et réaliste l’occasion qu’il aurait, pour la première fois, de faire l’amour ; que les jeunes filles étaient encore inaccessibles à un garçon de son âge, alors qu’il était très facile, et d’ailleurs très fréquent, pour des adolescents, de passer la nuit dans la même chambre, voire dans le même lit, en colonie de vacances, en voyage scolaire, en passant le week-end chez un ami… Il était d’autant plus persuadé de la vérité de cette explication, que celui qu’il voyait le plus souvent en rêve, et qui s’appelait Stéphane M…, s’il était élève de la même classe, n’était pas son ami ; et il n’avait nulle envie de le devenir, car il le trouvait bête, grossier et inintéressant. Jugeant que ces rêves sensuels ne tiraient pas à conséquence, il aurait pu s’en ouvrir à ses parents, avec qui il avait toujours aimé parler de ses songes, ou même de certaines choses étranges et troublantes qu’il avait pu faire (ainsi, un jour, comme il était dans son lit et que sa mère était venue lui souhaiter une bonne nuit, il lui avait révélé qu’à la récréation de l’après-midi – il était alors en CM2 –, il avait couru après plusieurs camarades pour leur baiser la bouche ; ç’avait été pour rire, mais il en avait été troublé, et il voulait que sa mère lui dît si c’était le signe qu’il était amoureux des garçons). Mais il lui parut tout à fait impossible de rien dire à ses parents de ces songes où il voyait Stéphane M… : non seulement il aurait honte de leur avouer qu’il rêvait qu’il couchait avec un garçon, mais la description qu’il leur ferait des images impudiques de ces rêves rendrait cette honte proprement insupportable. D’où venait ce sentiment de honte ? Il l’ignorait ; et il pouvait d’autant moins se l’expliquer, qu’il était profondément convaincu que ni son père ni sa mère ne seraient fâchés, ni ne le gronderaient. Il ne songea pas davantage à faire de son frère son confident, et garda donc pour lui ce qu’il éprouvait. Mais, répétons-le, cette question ne l’occupait guère encore, et était bien loin de le tourmenter.

Il s’interrogea davantage quand, quelque temps avant ce voyage à Florence que nous allons traiter plus au long, il commença à penser volontairement, après s’être couché et récité les leçons qu’il avait à connaître pour le lendemain, à Stéphane M… son camarade de classe. Il inventa peu à peu une histoire, qui finit par se figer, une fois qu’elle le satisfit complètement ; et, tous les soirs, sa mémoire lui en faisait voir les images tant désirées, qui excitaient si bien ses désirs, qu’il ne pouvait quelquefois se retenir de les soulager sous sa couverture. Dans cette érotique rêverie, dont il n’est pas utile de donner les détails, ses condisciples et lui partaient en classe de mer pour plusieurs semaines, sur un voilier qu’ils avaient à manœuvrer eux-mêmes, avec l’aide, naturellement, de marins expérimentés. Chaque élève avait sa propre cabine et sa propre douche ; mais, au bout de quelques jours, quelque problème de tuyauterie empêchait l’eau de couler dans celle de Stéphane M…, qui était obligé de venir se laver dans celle de Louis ; mais la quantité d’eau chaude étant limitée, les deux jeunes garçons devaient prendre leur douche ensemble, dans l’étroite cabine où ils se trouvaient serrés… La partie érotique de cette songerie était précédée d’un certain nombre d’événements qui occupaient son esprit pendant plusieurs minutes et qui rendaient son excitation encore plus vive : la scène où son camarade et lui se déshabillaient entièrement, entraient dans la douche, etc. lui donnait beaucoup moins de plaisir si elle arrivait trop rapidement, ou s’il l’imaginait tout de suite. Il fallait qu’elle fût réaliste, quoique l’histoire ne le fût aucunement, et sa jouissance venait de ce qu’elle devait lui paraître inattendue, étonnante ; rien, dans l’histoire jusque-là, n’avait montré que Stéphane M… et lui fussent attirés l’un par l’autre ; mais il y avait pourtant beaucoup de tendresse dans les caresses qu’ils se donnaient. Il se représentait la scène au moins deux fois, puisque, le lendemain et les jours suivants, son camarade venait de nouveau se laver dans sa cabine. Dans l’intervalle, quelques événements avaient lieu ; mais il ne semblait pas que les deux jeunes garçons eussent des sentiments l’un pour l’autre : ils ne se cherchaient pas des yeux, et n’essayaient pas davantage de passer du temps ensemble. Cette indifférence, jointe au fait que, dans la réalité, Louis Jollivet ne recherchait pas la société de M…, n’avait pas une meilleure opinion de lui et ne l’épiait jamais, non plus qu’aucun autre camarade de sa classe, quand ils étaient dans le vestiaire de sport et qu’ils se changeaient, le persuadait qu’il n’était pas amoureux de lui en particulier, ni des garçons en général. Il y avait certes, dans ces rêves, quelque chose de singulier, de mystérieux, qui échappait complètement à sa compréhension ; mais cela n’était pas à ses yeux le signe qu’il était homosexuel. D’ailleurs les images qu’il voyait dans les livres dont il a été parlé au-dessus, et où il voyait un jeune garçon et une adolescente nus et couchant ensemble, excitaient aussi violemment ses sens ; et la première érection qu’il eut, du moins celle dont il se souvenait, lui avait été causée par la scène d’amour entre Adso et une jeune paysanne, dans Le Nom de la rose, de J.J. Annaud. A vrai dire, il ne se disait pas non plus qu’il aimait les filles, et il ne se forçait pas à le croire. Il lui semblait donc qu’il était à un âge où il lui était impossible d’être vraiment amoureux, que sa personne était l’objet de tant de transformations, de troubles et de désirs contraires que, tant que cela durerait, il ne pourrait plus bien se connaître, comme il arrive à la plupart des adolescents ; que ce n’était qu’au terme de cette période que son esprit et son âme seraient presque complètement formés, et qu’il pourrait savoir sans se tromper ce qu’il était ; qu’on pouvait supposer cependant qu’il était hétérosexuel, mais, ainsi qu’on le voit chez un certain nombre de ceux-là, et ainsi que le décrivent plusieurs écrivains célèbres dans des romans, autobiographies, pièces de théâtre où de jeunes garçons, personnages principaux ou secondaires, font l’apprentissage de l’amitié et de l’amour (Jacques Thibault et Daniel de Fontanin dans Les Thibault, le jeune Maumort dans Le Lieutenant-Colonel de Maumort, de R. Martin du Gard ; l’amour de Tonio Kröger pour Hans Hansen dans Tonio Kröger de T. Mann, qu’il lut vers cette époque, ainsi que la pièce de Montherlant citée ci-après ; Törless et Basini dans Les Désarrois de l’élève Törless, de R. Musil ; Yasunari Kawabata lui-même dans son ouvrage L’Adolescent ; Serge Souplier et André Servais dans La Ville dont le prince est un enfant de H. de Montherlant, etc.), il éprouverait pendant un certain temps de l’attirance pour le corps masculin des adolescents ses semblables, et peut-être une sorte d’attachement amoureux pour l’un ou quelques-uns d’entre eux, sans qu’on pût y voir quelque chose de significatif, ou que cela influât sur le reste de son existence.

On peut ajouter que le jeune Jollivet continua de se représenter cette histoire après qu’il eut quitté le collège et cessé de voir Stéphane M…, qui alla dans un autre lycée ; en seconde, et pendant une bonne partie de son année de première, il le faisait encore presque tous les soirs. Cela lui inspira trois tableaux, peints coup sur coup en février et en mars 1997 : Deux adolescents se déshabillant, Rêve érotique, Le Premier baiser, pour lesquels la photographie de sa classe de troisième lui aida à fixer les traits de cet ancien camarade, qu’il a pris soin néanmoins d’embellir un peu.

Dans le premier, où Andreacini a aussi idéalisé le corps de son compagnon, les deux jeunes gens aux trois quarts dévêtus sont debout dans une cabine dont le hublot rond, la couchette et la commode sont représentés avec assez peu de détails, le peintre ayant voulu attirer l’attention du spectateur sur les deux personnages à la silhouette mince et gracieuse, à la physionomie innocente, qui ne se regardent pas, mais dont les bras s’effleurent, sur les vêtements dont ils se sont dépouillés, peints d’une touche un peu plus vigoureuse et plus empâtée que celle des personnages, des murs et du mobilier, et qui, mêlés par terre, forment une espèce de tas aux couleurs chaudes et harmonieuses, et, enfin, sur l’étroite cabine de douche dont la blancheur éclatante est animée par quelques applications d’un gris laiteux, et dont la porte est grande ouverte, porte vers laquelle les deux garçons sont à demi tournés. Dans la seconde toile, où le coloris est plus vif et les coups de pinceaux plus vigoureux, on les voit aussi en pied, et Andreacini y est figuré en deux endroits, ici, seul, étendu sur une couchette, là debout, avec Stépahne M…, dans l’espace du rêve : ils sont entièrement nus, leurs bouches avides et vermeilles se pressent, leurs poitrines, parfaitement et tendrement collées, et dont les tons de chair sont rehaussés çà et là de touches de rouge vermeil, laissent voir le mamelon pointu et marron de l’un, celui, très noir, de l’autre, et chacun caresse d’un geste maladroit le sexe de l’autre, qui se trouve caché par ce bras et cette main timides. Le Premier baiser, qu’il peignit en dernier, ne montre que leur tête et le haut de leur cou ; si leurs yeux clos et leurs bouches sensuelles fortement appuyées l’une contre l’autre, d’ailleurs très travaillés, expriment sans contredit un vif désir charnel, ils décèlent en même temps une juvénile et touchante candeur, et des sentiments sincères et profonds, qu’on ne voit pas dans les deux premières peintures. Mais ce n’est pas cela seulement qui rend ce tableau tout à fait admirable. Il en émane je ne sais quelle sourde et poignante mélancolie, un douloureux sentiment de regret dont le spectateur ne s’aperçoit pas d’abord, mais qu’il ne peut manquer de voir après quelques moments, au point que l’expression de plaisir que les yeux fermés du jeune Louis donnent à son visage semble aussi bien être l’expression de chagrin d’un jeune homme près de pleurer ; le spectateur sent alors, immanquablement, que ce merveilleux baiser n’a pas eu lieu, ou bien une seule fois, et qu’il n’a pas été le commencement d’une heureuse histoire d’amour ; dans l’un ou l’autre cas, le peintre n’a pu s’empêcher – ou a délibérément désiré – de représenter la fougue et la tendresse d’un premier attachement amoureux, tout en y laissant paraître l’éternelle tristesse que lui inspirait ce baiser rêvé, mais irréalisé ; ou bien réel, mais sans suite. Il faut d’ailleurs remarquer que Le Premier baiser n’est pas achevé : plusieurs parties du fond carmin, richement nuancé et brossé de manière rapide et véhémente dans une matière épaisse, ne sont couvertes que de quelques coups de pinceaux, ou même ont été laissées vierges ; le peintre n’a pas terminé de représenter la chevelure des deux adolescents et leurs oreilles sont très rapidement ébauchées. Il n’est pas interdit de penser qu’Andreacini, ayant trop bien réussi à figurer dans cette toile les désirs réels que Stéphane M… lui avait inspirés pendant plusieurs années, et l’amour imaginaire que celui-ci aurait éprouvé pour lui, finit par être saisi d’une émotion trop forte en voyant son œuvre et que, cette vue faisant naître dans son cœur des regrets qu’il n’avait pas imaginés jusque-là, il ne trouva pas la force de l’achever ; il la conserva cependant, mais, dans sa maison de Baziyac, il la mit au grenier, derrière sept ou huit tableaux eux-mêmes difficiles à atteindre.

            Jollivet n’était donc pas sans avoir quelques doutes sur ses inclinations amoureuses en arrivant à Florence en avril 1983 ; mais, ne voyant alors dans ses singulières rêveries érotiques qu’un effet passager et accidentel du trouble causé à son esprit par les appétits fougueux et désordonnés de son corps adolescent, il n’y attachait encore qu’assez peu d’importance.

Il en fut tout autrement au terme de son séjour dans la capitale toscane. Dans l’espace d’à peine dix jours, passés sous un ciel printanier dont la tiédeur et la limpidité semblaient faites pour exciter les sens, Louis Jollivet tomba amoureux cent fois ; et cent fois, ce fut d’un garçon qu’il s’éprit. Mais il est remarquable que les premiers, et d’ailleurs la plupart des jeunes gens dont la vue enflamma ses sens et séduisit son cœur, ne furent point des adolescents réels qu’il vit dans les rues, à la terrasse des cafés, au restaurant, etc., mais des figures peintes ou sculptées qu’il contempla avidement dans les églises et dans les musées. Ce sont des anges, et notamment des Gabriel annonçant à Marie qu’elle va donner naissance au fils de Dieu, des Saint Jean Baptiste, des David, de jeunes nobles portraiturés au temps de la Renaissance… qu’il aima d’abord, et si passionnément qu’il pensait à eux tout le jour et qu’il en rêvait la nuit. Ce feu soudain, à la fois délectable et brûlant, qui se prit à son cœur dès le premier jour ne l’empêcha pas de s’instruire, d’admirer la technique des grands maîtres et d’examiner leurs tableaux avec des yeux de critique en herbe ; mais, dès qu’il voyait la figure d’un bel adolescent, il ne s’occupait plus de la touche du peintre, de la façon dont il avait rendu les carnations, de l’excellence de ses draperies, de la beauté de ses couleurs, il dévorait du regard le personnage qui le séduisait ; il y en avait même quelquefois plusieurs dans un seul tableau, et ses yeux allaient alors de l’un à l’autre. Il vit aussi quantité de nus féminins ; mais force lui fut d’admettre qu’il les regardait d’un œil froid et qu’ils ne lui inspiraient aucun désir sexuel. Il était même au désespoir de voir que les peintres en avaient représenté autant – ce qui expliquait au reste qu’il n’aimât guère les peintures mythologiques, où ils abondent et où ils sont souvent entourés de satyres, de faunes, d’hommes mûrs, barbus et excessivement musculeux, de vieillards lubriques qui lui déplaisaient au dernier point – et qu’il y avait si peu de jeunes hommes dévêtus. Car, il dut bien se l’avouer, il éprouvait le plus grand plaisir et même se hâtait, en observant ceux qui étaient à moitié ou entièrement nus, à jeter les yeux sur leurs mollets, sur leurs pectoraux et sur leur membre viril, regrettant fort si celui-ci avait peu de longueur ou était couvert d’une importune draperie ; et, pour quelques-uns de ceux qui étaient habillés et dont le visage le charmait, il essayait de se les figurer nus.

Ce ne fut pas le cas des anges qu’on voit dans le fameux tondo de Botticelli exposé à la Galerie des Offices, La Madone du Magnificat. Il les connaissait déjà, naturellement, comme d’ailleurs certaines des autres figures masculines dont il s’énamoura alors ; mais il les découvrit pour la première fois avec les yeux d’un jeune adolescent que la puberté a éveillé à l’amour. Il ne put se rassasier de la vue des deux anges qui tiennent le livre où écrit la Vierge et qui lui semblaient avoir entre douze et quatorze ans : leurs grands yeux, la longue chevelure onduleuse de l’un, les cheveux bouclés de l’autre, leurs traits doux et fins, la main si gracieuse de celui qu’on voit de profil, la perfection de leur nez, leur posture élégante, leur bouche fraîche, tout lui donnait envie de les rejoindre dans l’espace du tableau, de les prendre par la main et d’aller se promener avec eux le long du ruisseau qui arrose la riante campagne qui s’étend dans l’arrière-plan ; là, ils auraient les conversations les plus charmantes, ils badineraient avec une gaieté ingénue, puis, dans la parfaite confiance qu’ils s’inspireraient, des confidences prononcées avec hésitation seraient suivies de protestations d’amitié éternelle ; mais bientôt y succéderaient quelques folâtreries qui, se transformant bientôt en ces petites privautés qu’ont ensemble Jeannot et Colin, dans le conte du même nom écrit par Voltaire, que Jollivet avait étudié en classe de français quelques semaines auparavant, les troubleraient délicieusement et s’achèveraient par le plus tendre baiser du monde ; et, dans ces lieux paisibles, il coulerait avec ses deux amants des jours merveilleux qu’aucune querelle ni aucun événement fâcheux ne viendrait jamais troubler. Les sentiments qu’ils lui inspirèrent ne l’empêchèrent pas cependant d’examiner avec émerveillement la sublime beauté de la figure de Marie, la transparence extraordinaire du voile qui lui tombe sur l’épaule, la perfection avec laquelle sont peints les habits des personnages…

Louis eut bien de la peine à se détacher des deux anges qui lui faisaient battre le cœur et qu’il nomma Filippino et Giovanni ; et, malgré tous les autres jeunes gens qui frappèrent ses yeux dans la suite, il pensa tous les jours à ces deux-là jusqu’à son retour en France. Son imagination si fertile et si puissante le persuadait si bien que cet amour était possible, qu’il se demandait avec inquiétude si ces deux garçons, qui étaient incomparablement plus beaux que lui, le trouveraient assez gracieux et assez spirituel pour tomber amoureux de lui, s’ils ne seraient pas dégoûtés par ses boutons d’acné – il n’en avait pas beaucoup, mais Filippino et Giovanni étaient peut-être très délicats et voulaient que leur ami fût d’une beauté parfaite –, par ses cheveux plats, par ses habits communs et modernes... La dernière nuit qu’il passa au bord de l’Arno, il rêva qu’ils se métamorphosaient en vrais Florentins de son temps, qu’il les rencontrait le lendemain dans le jardin de Boboli, y liait amitié avec eux et que, l’ayant invité pour les vacances d’été, il venait passer les mois de juillet et d’août dans les villas que possédaient leurs parents en Toscane.

Les chanteurs adolescents des célèbres bas-reliefs de la Cantoria, ou Tribune des chantres, de Luca della Robbia, lui causèrent aussi un ineffable émoi, qui lui fit presque dédaigner les autres personnages figurés dans le marbre par le sculpteur – jeunes filles et enfants, d’ailleurs idéalisés, qu’on voit sur les compartiments du devant de la tribune – et dont l’exécution n’est pourtant pas moins admirable. Mais, lors de ce premier séjour à Florence, Jollivet ne fit aucune attention à l’habileté de l’artiste et n’eut d’yeux que pour cette dizaine de jeunes gens, âgés manifestement de quinze ou seize ans, qui occupent les deux bas-reliefs latéraux de cette tribune, personnages auxquels il faut ajouter le flutiste et le joueur de trompe placés chacun à l’extrémité du devant de la tribune, et qui paraissent être à peu près du même âge. Non seulement il trouvait que plusieurs d’entre eux, à les observer individuellement, avaient une très belle figure ; mais surtout ces adolescents, pris ensemble, faisaient sur son imagination un effet des plus troublants et, durant de longues minutes, il ne se lassa pas de contempler les tuniques courtes des deux instrumentistes, qui laissaient voir leurs jambes vigoureuses, les robes plissées qui enveloppaient le corps bien proportionné des chanteurs, leurs pieds qui se touchaient, leurs chevelures bouclées qui effleuraient les joues de leur voisin, leurs physionomies si naturelles, si vivantes, si bien caractérisées (qui font croire que le sculpteur s’est servi là de modèles, membres des confréries d’adolescents qui existaient alors à Florence ; que ces figures soient probablement des portraits d’après nature a sans aucun doute contribué, aussi bien que l’âge et la beauté des jeunes gens représentés, à fixer le regard et à susciter l’émoi de Louis), les deux garçons qui, ayant à la main le rouleau où se trouvait écrit et noté le psaume qu’ils chantaient, se tenaient tendrement par l’épaule, et celui qui, entre eux, et qu’il nomma Giulio, serrait un pan de sa robe à l’entre-jambe, les bouches grandes ouvertes, fières et ravissantes, de ces trois adolescents-là, un autre qui posait la main sur l’épaule de son camarade debout devant lui et qui y appuyait presque sa tête, la joue gonflée du joueur de trompe, l’expression extatique, ou plutôt langoureuse, de celui qui, représenté en très léger bas-relief, se tenait à la droite des trois adolescents dont il vient d’être parlé, et qu’il trouvait le plus beau de tous ; il l’appela Amedeo. Tout dans ces deux groupes de garçons avait à ses yeux quelque chose de sensuel, d’ensorcelant, et il en oubliait complètement la destination sacrée de cette tribune, et que ceux qui y étaient représentés faisaient partie d’une procession ou chantaient pendant un jour de fête afin de rendre honneur à Dieu, que leur but donc était éminemment pieux et spirituel. Il s’imagina vêtu d’une robe semblable à la leur, debout au milieu d’eux, non pas chantant, mais les écoutant avec un inexprimable ravissement, humant leur haleine fraîche et l’odeur tiède et suave qui s’exhalait de leur chevelure et de leur cou, et, à la fin, avec un long frisson de plaisir, cueillant un baiser sur la bouche alanguie d’Amedeo, la main posée sur son cœur, qu’il sentait palpiter sous l’effet de ce baiser. Et il songeait avec délice au plaisir qu’il y aurait à défaire l’agrafe avec laquelle sa robe était attachée sur les épaules, à enlever celle-ci lentement, à sentir qu’Amedeo, ou Giulio, lui ôtait aussi son vêtement, à s’embrasser quand ils seraient nus… Et, après s’être enfin éloigné des jouvenceaux de Della Robbia, il alla voir la tribune de Donatello, mais, ayant l’esprit tout occupé d’images érotiques, il ne put la regarder que d’un œil distrait ; et, pendant plusieurs minutes encore, il passa devant diverses sculptures sans y pouvoir fixer son attention. Et ce n’est que l’émerveillement causé par les innombrables beautés de l’autel d’argent du trésor de San Giovanni, puis par celles des grands prophètes de Donatello, qui put éteindre pour un temps l’embrasement de son imagination et de ses sens.

Quand Andreacini revint, en 2001, au musée de l’Œuvre de la cathédrale de Florence, où est conservée cette cantoria, il ne put s’empêcher de sourire de la violente émotion amoureuse, sincère mais singulière, extravagante, qu’il avait ressentie près de vingt ans auparavant ; en vérité, il se sentit impuissant à comprendre le jeune garçon qu’il avait été, et il s’émerveilla des effets que peut avoir la puberté sur les pensées des adolescents en général, et qu’elle avait eus sur les siennes en particulier, qui l’avait rendu à cette époque-là si voluptueux que des sculptures de marbre, des figures inanimées, que Luca della Robbia, très probablement, n’avait voulu rendre aucunement sensuelles, avaient en un instant éveillé en lui des sentiments amoureux réels, mais aussi des désirs sexuels qui avaient fait tressaillir toutes les fibres de son corps. Ces réflexions faites, il put enfin se livrer entièrement à la contemplation de tous les compartiments de cette tribune, qui l’absorba plus d’une demi-heure, pendant laquelle il chantonna intérieurement, et, de son propre aveu, très mal, quelques airs de Guillaume Dufay, et notamment certaines parties de son admirable motet Nuper rosarum flores, que le musicien européen le plus renommé du XVème siècle composa exprès, à la demande du pape, pour la consécration du Dôme de Florence le 25 mars 1436 ; c’est dans ces années-là, entre 1432 et 1438, que Della Robbia sculpta la Tribune des chantres. L’admiration d’Andreacini pour l’œuvre du sculpteur florentin fut, lors de cette seconde visite, toute artistique et spirituelle ; les figures des adolescents chantants ne représentaient plus pour lui que les beautés sublimes de la musique en général, et de celle de la Renaissance en particulier ; ils étaient l’image de cette ferveur pure, profonde, enthousiaste et généreuse avec laquelle les jeunes garçons délicats et sensibles s’adonnent aux arts et aux entreprises de l’esprit.

Mais, quand il se fut établi à Baziyac, et qu’il se fut remis à peindre, les émotions sensuelles et sentimentales que lui avaient fait éprouver certaines œuvres qu’il avait vues en 1983 dans la capitale toscane, d’autres souvenirs personnels, mais aussi la citation de Maupassant sur la « femme peinte du Titien » et un certain nombre de lectures le firent réfléchir sur l’amour réel, ou du moins ressenti comme réel, qu’une créature inanimée, peinte, dessinée ou sculptée, peut inspirer, non pas au commun des spectateurs, mais à ceux d’entre eux qui, naturellement ou par suite de tel et tel événement, sont doués d’une extrême sensibilité, ou qui, avec le temps, sont devenus misanthropes. Ces réflexions le poussèrent à commencer une série de tableaux sur ce thème, qu’il n’avait pas traité pendant la première période créatrice de sa vie. Cette série se compose de onze toiles de diverses dimensions, peintes entre 2013 et 2019, et dont les deux premières lui ont coûté beaucoup de peine. S’il y a de nombreuses différences entre ces tableaux, ils ont cela de commun qu’on y voit un personnage, homme ou femme, jeune ou vieux, observer d’un œil passionné quelque peinture ou quelque statue, tantôt dans la salle d’un musée, tantôt dans un espace étrangement indéfini, tantôt seul, tantôt entouré de quelques autres spectateurs ; quant aux œuvres d’art que contemplent ces personnages, les unes sont réelles, les autres imaginaires.

Andreacini mit près d’un an à achever Le Visiteur amoureux, première et grande toile de cette série ; attachant une importance considérable à ce sujet et ayant déjà décidé qu’il le traiterait dans d’autres tableaux, il tenait à ce qu’elle fût particulièrement réussie. Aucune des vingt ou vingt-cinq compositions qu’il inventa, pendant deux mois, ne le contenta, et ce n’est qu’après de longs tâtonnements qu’il parvint à en trouver une qui le satisfît complètement, composition du reste fort savante et pourtant d’une apparente simplicité ; il hésita aussi beaucoup sur la posture du visiteur, pour lequel on possède une étude à l’huile assez achevée qu’Andreacini n’a pas détruite, ce qui est assez rare, et dans laquelle celui-là est pourtant figuré dans une attitude assez différente de celle qu’il a dans le tableau. Ce visiteur, qui, il faut le souligner, n’a aucune ressemblance avec Jollivet, est un jeune homme d’une quinzaine d’années, élégamment mis et vu en pied ; sa physionomie, quoique très belle, est fortement individualisée, ce qui fait penser que le peintre, ou s’est servi d’un modèle qu’il a fait venir chez lui, ce qui est peu probable, et il est certain en tout cas que ce n’est pas là le portrait d’un Baziyacois, ou bien, travaillant de mémoire, comme il avait accoutumé de faire, a représenté quelque élève de troisième ou quelque lycéen d’un aspect assez juvénile qui avait frappé ses regards à l‘époque où lui-même fréquentait le collège Delalande et le lycée Saint-Charles, et dont l’image s’était profondément gravée dans son esprit. Ce jeune homme aux longs yeux noirs et veloutés, aux traits pudiques et spirituels, mais avec je ne sais quoi de langoureux dans l’attitude et ayant les joues étrangement empourprées, regarde d’un air rêveur et absorbé le bas-relief latéral de la cantoria où sont figurés Amedeo et Giulio ; mais la représentation de ce compartiment n’est pas fidèle : il paraît sensiblement plus grand que dans la réalité, les deux chanteurs qui tiennent le rouleau sont vêtus de la tunique serrée à la ceinture et s’arrêtant au genou qu’on voit au joueur de flûte, et un sixième personnage, dans lequel on reconnaît le jeune spectateur, se tient auprès d’Amedeo, qu’il tient sensuellement par la taille et sur le cou duquel il dépose un baiser ; la tête de ce personnage, qui est presque en ronde bosse, et celle d’Amedeo, qui se détache davantage du fond que dans le relief de Della Robbia, sont d’un travail merveilleux, et leurs contours très nets, ils ont, comme le visiteur qui les contemple, une présence quasi sculpturale ; les quatre autres adolescents ne sont figurés qu’à grands traits, le dessin en devient plus flou, la touche plus lâche à mesure qu’ils se trouvent plus éloignés des deux autres, comme s’ils s’évanouissaient dans une manière de brouillard ; ce n’est donc pas l’œuvre véritable que nous voyons, mais celle que rêve le jeune visiteur, celle que lui montre son imagination. Si Amedeo et le personnage qui l’embrasse font clairement partie du bas-relief de marbre, ce ne sont plus de simples figures sculptées, une soudaine vie vient de les animer : leurs yeux luisent ; pour représenter leur visage et leurs mains, Andreacini s’est servi de certaines nuances de couleurs qu’il a employées pour la carnation du visiteur ; d’ailleurs quelques touches de bleu et d’orangé, qu’on voit sur les robes de ces deux personnages, répondent à la couleur de son pantalon et de ses chaussures. Pour terminer la description de cette toile, il faut ajouter qu’il y a, sur le fond, trois silhouettes d’un gris assez clair, dont on ne discerne pas le visage, mais qu’on peut supposer être les parents et le frère du jeune visiteur, si l’on juge que le peintre pensait à lui en représentant cet adolescent.

Dans le second tableau, Désir, peint en 2014, une grande femme âgée d’une quarantaine d’années regarde amoureusement La Vénus d’Urbino du Titien ; c’est d’ailleurs la même femme qui, dans la troisième toile – faite la même année et nommée Je vous aime – se tient éperdue, les yeux levés, auprès de la statue de bronze d’un homme mûr, d’une carrure imposante, dont elle presse la main et à qui elle semble parler. La facture et les tons de couleurs de ces deux peintures, au contraire de ceux de la première, sont homogènes dans toutes leurs parties : la femme et l’être – inanimé – qu’elle aime sont dans le même espace, cet amour singulier n’a plus besoin du rêve pour exister, ce n’est plus un fantasme, il est aussi réel que celui qu’on éprouve pour un être vivant ; mais l’être adoré ne répond pas à la passion de celle qui le contemple.

A propos du motet de Dufay, Nuper rosarum flores, il inspira à Andreacini un tableau du même nom, peint en 2011 ; mais nous en parlerons ailleurs avec plus de détail.

 

Nota bene : la seconde partie de ce chapitre sera mise en ligne le mercredi 5 août ; le seizième chapitre au commencement de septembre. 

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