Boileau, Approuve l'escalier tourné d'autre façon

Publié le par Julien Bonin

La critique jadis ne se contentait pas d'être une critique littéraire (Littré : " critique où l'on examine si l'ouvrage est composé de manière à plaire aux lecteurs, si les inventions en sont neuves, etc."), mais elle était aussi grammaticale (Littré :"Critique grammaticale, critique où l'on examine un ouvrage, un discours, une lettre, un poëme par rapport au style, si les phrases sont correctes, si les mots sont bien choisis, si les vers sont bien faits, si les figures sont à leur place). En voici un exemple, relativement à un vers célèbre de Boileau, dans le chant IV de L'Art poétique.

Dans Florence jadis vivait un médecin,

Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin.

Lui seul y fit longtemps la publique misère :

Là le fils orphelin lui redemande un père ;

Ici le frère pleure un frère empoisonné ;

L'un meurt vide de sang, l'autre plein de séné ;

Le rhume à son aspect se change en pleurésie,

Et par lui la migraine est bientôt frénésie.

Il quitte enfin la ville, en tous lieux détesté.

De tous ses amis morts un seul ami resté

Le mène en sa maison de superbe structure :

C'était un riche abbé, fou de l'architecture.

Le médecin d'abord semble né dans cet art,

Déjà de bâtiments parle comme Mansard :

D'un salon qu'on élève il condamne la face ;

Au vestibule obscur il marque une autre place ;

Approuve l'escalier tourné d'autre façon.

Ce dernier vers, Approuve l'escalier tourné d'autre façon, a donné lieu a de nombreux commentaires. L'avocat et homme de lettres Claude Brossette (1671-1743), qui entretint une correspondance avec Boileau, lui écrit, le 24 juillet 1703, "que ce vers est obscur et qu'il doit le changer : "Il semble que vous voulez dire que le médecin-architecte approuve l'escalier, parce qu'il a été tourné d'une autre façon qu'il n'était auparavant, au lieu que votre pensée est qu'il voudrait voir l'escalier tourné d'autre façon." 

Dans une lettre du 2 août 1703, Boileau lui répond ainsi : "Vous vous avisez de trouver une équivoque dans un vers où il n'y en a jamais eu. En effet, où peut-il y en avoir dans cette façon de parler : Approuve l'escalier tourné d'autre façon? et qui est-ce qui n'entend pas d'abord que le médecin architecte approuve l'escalier, moyennant qu'il soit tourné d'une autre manière ? Cela n'est-il pas préparé par le vers précédent : Au vestibule obscur il marque une autre place ? Il est vrai que, dans la rigueur et dans les étroites règles de la construction, il faudrait dire : Au vestibule obscur il marque une autre place que celle qu'on lui veut donner, et approuve l'escalier tourné d'une autre manière qu'il n'est. Mais cela se sous-entend sans peine ; et où en serait un poète si on ne lui passait, je ne dis pas une fois, mais vingt fois, dans un ouvrage ces subaudi ?"

Et voici ce qu'on peut lire dans une note de l'édition des oeuvres de Boileau en 1830 : 

"Ellipse heureuse, s'écrie Le Brun ; la poésie a sa langue et personne ne l'entendait mieux que Boileau... Clément et M. Amar font aussi l'éloge de cette ellipse, qu'au contraire MM. Daunou et Planche paraissent trouver un peu forte. M. Fabre, après avoir remarqué que Boileau a porté la précision au plus haut degré où elle puisse atteindre (épît. V, note du vers 34, p. 58 et 59) ajoute : Qu'on prenne au hasard dans ses poésies, pour en trouver des exemples, on sera presque sûr de ne pas se méprendre. Pour moi, j'ai choisi le mien, je l'avoue ; c'est celui de tous qu'on a le plus critiqué. 

Approuve l'escalier tourné d'autre façon. 

Je ne connais point de vers, en aucune langue, qui fasse aussi bien sentir l'avantage de la poésie sur une langue méthodique et timide. Ce vers admirable a dévoré six lignes de prose. "Il approuve que l'escalier soit construit en cet endroit ; mais n'approuvant point la façon dont il est tourné, il en indique une nouvelle." Boileau a dit tout cela, et plus encore ; mais c'est ce que n'ont pas vu les critiques ; ils n'ont pas su traduire la langue du poète ; ils n'ont pas su l'entendre et ils ont dit : cela n'est pas français. Serait-ce donc parce qu'on ne trouve dans le grec ou dans le latin rien d'égal à cette contraction, à cette élision étonnante de mots ? Mais Boileau montre, en vingt autres endroits, combien peut se prêter à la concision la plus rapide cette langue qu'on s'est plu à croire traînante et diffuse. Il eût été plus vrai de dire que le génie a une langue à lui dans quelque idiome qu'il écrive."

Un peu plus loin, le vers 

Enfin, pour abréger un si plaisant prodige, 

donne aussi lieu à des commentaires divers : "Pradon, R. p. 96, soutient qu'abréger un prodige pour abréger le récit d'un prodige n'est pas français. Saint-Marc est de cet avis, parce que suivant lui cette expression n'a pas de sens. Pradon, dit Le Brun, voulait corriger ce vers comme défectueux ; Boileau n'aurait pas corrigé les vers de Pradon. [...] M. Amar est du sentiment de Le Brun. Il est bien clair, dit-il, que cela signifie, pour abréger le récit de cette prodigieuse métamorphose d'un médecin en architecte. M. Fontanier donne en substance la même explication que M. Amar, et l'appuie de cet exemple tiré d'un vers de Racine (Athalie, acte V, sc. 6) : 

Ont conté son enfance au glaive dérobée...

Vers où l'on sous-entend l'histoire de son enfance, et au sujet duquel La Harpe dit : S'il était possible de s'arrêter aux détails... on pourrait faire remarquer toute l'élégance de cette langue poétique, Ont conté son enfance, etc. Enfin M. Planche, tout en avouant que l'ellipse de Boileau est un peu forte, observe qu'elle n'ôte rien à la clarté du vers." 

Publié dans Textes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article