Le Conte du jouvenceau ailé ou les Aventures de Mienidihua (1)

Publié le par Julien Bonin

Dans le troisième tome de La vie d'Oru, héros désabusé, on peut lire un conte qu'Oru récite à ses compagnons pendant leur voyage. Avant la publication de ce tome, je me propose de mettre en ligne ce conte (dans le roman, ce conte est entrecoupé de retours à la réalités, de passages relatant les aventures d'Oru et de ses amis ; ces passages seront supprimés ici). Voici donc la première partie des Aventures de Mienidihua 

À deux naris au-dessus des vastes terres du Kuowao, fertiles et arrosées de mille rivières, vivaient jadis les hommes ailés, habitants du royaume mouvant des Nuées. Les pavés des rues de leurs cités, les murs de leurs maisons et de leurs palais étaient d'une blancheur éclatante, moelleux comme du korbes et tous de différentes formes. C'était un peuple doux et pacifique, mais, pour se défendre des féroces oiseaux-éclairs qui nourrissaient une haine invincible contre les hommes ailés, ces derniers se voyaient obligés d'entretenir une nombreuse milice qui veillait de jour et de nuit aux confins de leur royaume et qui, de temps immémorial, repoussait les assauts furieux de leurs criards ennemis.

Parmi les guerriers de ces légions aériennes se distinguait un jouvenceau aux ailes fort longues et d'un gris cendré. Il n'était bruit, dans toutes les Nuées, que de la grâce avec laquelle il fendait l'air, de son vol puissant, agile et rapide qui faisait l'admiration de tous les volatiles, excepté les oiseaux-éclairs remplis de fiel et de jalousie ; et les vieillards aux ailes chenues, qui ne se souvenaient pas d'avoir jamais vu un homme ailé voler comme lui, s'extasiaient sur ce jeune combattant, comme les autres, et, comme les autres, le comparaient aux plus fameux héros de l'antiquité. La nature elle-même, au spectacle enchanteur de ce jouvenceau tantôt planant, tantôt voltigeant, tantôt fondant sur un oiseau-éclair, tantôt se jouant dans les flots de l'air, était à l'unisson du peuple des Nuées : les nuages frémissaient de joie en le voyant voler parmi eux ou s'élever à des hauteurs considérables ; les vents, qui le nommaient le roi des airs, chantaient ses exploits et le célébraient aux quatre coins de l'univers ; les rivières, les lacs et les étangs, les ruisseaux et jusqu'aux flaques de pluie, toute onde tenait à honneur de refléter son image quand il volait gracieux au-dessus d'elle et aurait voulu la conserver pour jamais dans ses flots ; les arbres, jaloux des eaux et brûlant de le voir de plus près, étendaient leurs branches vers lui et l'appelaient d'une voix frémissante, lorsqu'il se montrait, pour le supplier de venir sous leurs ombrages hospitaliers ; les fleurs se revêtaient en toutes saisons des couleurs les plus vives afin d'attirer ses regards ; et la lune elle-même, se moquant des lois de l'univers, ne se couchait point tant qu'elle ne l'avait pas vu voler quelque temps dans les airs.

Mienidihua faisait des merveilles dans les combats, sa vaillance et l'adresse avec laquelle il maniait ses armes étaient sans égales et, par les conteurs ambulants, chacun savait que, depuis qu'il était homme d'épée, il avait tué dix-sept oiseaux-éclairs sans qu'un seul eût pu le blesser ou même l'effleurer.

Quelques mauvaises langues regrettaient que, au contraire de la plupart des hommes volants, il fût d'un caractère inquiet, inflexible et fougueux, qu'il semblât prendre plaisir, comme une bête sauvage, à mettre en pièces ses adversaires. Mais les jouvencelles du royaume des Nuées s'occupaient bien peu de ces discours médisants et n'avaient d'yeux que pour Mienidihua ; toutes rêvaient de lui et parlaient, le cœur palpitant, de ses ailes lustrées, de ses traits réguliers et délicats, de ses yeux marron clair et de ses regards ingénus et assassins, de son nez aquilin, de la fraîcheur de son teint, de ses longs et noirs sourcils, de ses lèvres arquées et sensuelles, de ses dents d'une blancheur de lait, rehaussée par l'incarnat de sa bouche, de son sourire enchanteur, de son haleine douce et tiède comme le zéphyr qui souffle au printemps, des deux grains de beauté qu'il a au cou et de ses magnifiques cheveux châtain foncé, tombant en boucles épaisses sur son front et sur sa nuque, redoutables comme les rets d'un chasseur.

Mais tel qu'un rocher battu de vagues impétueuses et continuelles ne s'ébranle point et demeure immobile au milieu des flots irrités ; tel Mienidihua ne répondait ni aux avances des unes, ni aux œillades des autres. Il aimait la belle Hayial, et en était aimé. C'était la fille unique d'un ami de son père, venue au monde le même jour que lui, et les parents des deux jeunes gens, instruits depuis longtemps de leur amour mutuel et qui étaient convenus de les marier lorsqu'ils auraient quinze ans, au jour fixé firent célébrer leurs noces avec pompe et avec éclat ; en vérité, on n'avait jamais vu, ni dans les airs, ni sur la terre, de plus beaux mariés que Mienidihua et Hayial. Un an après leurs noces, celle-ci mit au jour un fils qu'ils nommèrent Hayimm.

Mais à peine Hayial fut-elle relevée de couches, que Mienidihua lui annonça qu'il s'envolerait bientôt vers le Grand Océan pour explorer les îles qu'il y rencontrerait ; il était aussi animé de l'espoir de découvrir un continent habité et d'en visiter les peuples. Il ne s'était jamais caché de dire qu'il brûlait de voyager au loin et de poser le pied sur des terres inconnues ; et puisque sa femme ne vivrait plus que pour son fils tant que celui-ci serait un petit enfant, le temps était venu de quitter le royaume des Nuées, où il reviendrait, il en fit le serment, dans sept ans. Les admonitions de ses parents, les pleurs de sa toute jeune épouse, les reproches de son beau-père et de son meilleur ami, les prières du roi, rien ne put retenir notre inflexible jouvenceau, et, douze jours après la naissance de Hayimm, il fit ses adieux à sa famille éplorée et à sa compagne qui se mourait de douleur ; il alla prendre son épée, faite de rayons du soleil, et son bouclier, fait de rayons de lune ; il lissa ses plumes, arracha de sa maison un morceau de nuage, qu'il mit dans un sac brodé d'or, et prit son vol vers le Grand Océan.

On m'a rapporté que la foule qui avait inondé les places et les rues vit, au moment où Mienidihua disparaissait dans le lointain, un nuage prendre soudainement la forme d'un squelette et que sa mère, à la vue de cette nue de mauvais augure, jeta un cri d'effroi et tomba évanouie ; quant aux autres femmes, elles renouvelèrent leurs plaintes et leurs lamentations et se mirent à s'arracher les cheveux et à se frapper la poitrine. Mais d'autres m'ont dit que les nuages – rougis par les rayons du soleil levant – que cette multitude ailée avait vus au-dessus du Grand Océan ressemblaient à une flèche et à des gouttes de sang et que, épouvantée de ce funeste présage, la femme de Mienidihua – c'était elle qui s'était mêlée à la foule, et non pas sa mère – Hayial donc était tombée morte aux pieds de son père.

L'aventureux jouvenceau ne vit point ces sinistres nuées et, léger comme le faucon, rapide comme le vent, il atteignit le rivage du Grand Océan au moment que le soleil s'enfonçait sous l'horizon. Il fut alors se coucher dans un petit nuage empourpré de feu que le vent de terre chassait devant lui et, serrant contre sa poitrine le sac brodé d'or, il s'endormit d'un sommeil paisible et profond.

Les premiers jours, il vola à tire d'aile, sans faire aucun cas des petites îles qu'il voyait semées çà et là au milieu des flots, car elles étaient trop proches du royaume des Nuées et il savait que quelques-uns de ses semblables les avaient déjà vues et même qu'ils y avaient mis le pied. Il volait le plus souvent à la surface de l'onde salée, et s'y amusait beaucoup. Quand il était fatigué, il allait se perdre dans les nues, où régnait un vent d'est, et y planait pendant quelque temps. Pour se nourrir il plongeait dans la mer et y attrapait des poissons, car, comme les cormorans, les hommes ailés sont d'excellents nageurs et cherchent leur nourriture dans les eaux douces et dans les eaux salées. Un jour qu'il donna la chasse à une petite anguille de mer – une huitaine s'était écoulée depuis qu'il avait quitté le royaume des Nuées –, il descendit à une grande profondeur et se trouva nez à nez avec une baleine carnassière à la gueule énorme et hideuse qui d'abord manqua de le happer, puis, quand il eut échappé à ses dents pointues et tranchantes comme des sabres, le pourchassa jusqu'à la surface des flots.

Mienidihua ne se trouva point effrayé, mais excité par cette dangereuse aventure – il pensa même replonger dans l'onde pour aller combattre cette bête horrible et redoutable – et continua, avec la même ardeur, de voler vers l'ouest.

Publié dans Textes

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A
beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte et un enchantement.N'hésitez pas à venir visiter mon blog. au plaisir
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J
Merci de ce commentaire louangeur ; j'espère que les publications de mon blog continueront de vous enchanter, car c'est bien un de leurs buts.