Diderot, Se jeter dans les extrêmes, voilà la règle du poète

Publié le par Julien Bonin

Voici un passage tiré du Salon de 1767, de Diderot, et extrait de la Promenade Vernet (5ème site), dans lequel l'auteur traite des talents et de la médiocrité, de la folie et du malheur des poètes et des artistes : 

 

Se jeter dans les extrêmes, voilà la règle du poète. Garder en tout un juste milieu, voilà la règle du bonheur. Il ne faut point faire de poésie dans la vie. Les héros, les amants romanesques, les grands patriotes, les magistrats inflexibles, les apôtres de religion, les philosophes à toute outrance, tous ces rares et divins insensés font de la poésie dans la vie, de là leur malheur. Ce sont eux qui fournissent après leur mort aux grands tableaux. Ils sont excellents à peindre. Il est d'expérience que la nature condamne au malheur celui à qui elle a départi le génie, et celle qu'elle a douée de la beauté ; c'est que ce sont des êtres poétiques.

Je me rappelais la foule des grands hommes et des belles femmes, dont la qualité qui les avait distingués de leur espèce avait fait le malheur. Je faisais en moi-même l'éloge de la médiocrité qui met également à l'abri du blâme et de l'envie ; et je me demandais pourquoi, cependant, personne ne voudrait perdre de sa sensibilité et devenir médiocre ? Ô vanité de l'homme ! Je parcourais depuis les premiers personnages de la Grèce et de Rome, jusqu'à ce vieil abbé qu'on voit dans nos promenades, vêtu de noir, tête hérissée de cheveux blancs, l'œil hagard, la main appuyée sur une petite canne, rêvant, allant, clopinant. C'est l'abbé de Gua de Malves. C'est un profond géomètre, témoin son traité des courbes du troisième et quatrième genre, et sa solution, ou plutôt démonstration, de la règle de Descartes sur les signes d'une équation. Cet homme, placé devant sa table, enfermé dans son cabinet, peut combiner une infinité de quantités ; il n'a pas le sens commun dans la rue. Dans la même année, il embarrassera ses revenus de délégations ; il perdra sa place de professeur au Collège royal ; il s'exclura de l'Académie, et achèvera sa ruine par la construction d'une machine à cribler le sable, et n'en séparera pas une paillette d'or, il s'en reviendra pauvre et déshonoré ; en s'en revenant il passera sur une planche étroite ; il tombera et se cassera une jambe. Celui-ci est un imitateur sublime de nature ; voyez ce qu'il sait exécuter, soit avec l'ébauchoir, soit avec le crayon, soit avec le pinceau ; admirez son ouvrage étonnant ; eh bien, il n'a pas sitôt déposé l'instrument de son métier, qu'il est fou. Ce porte, que la sagesse parait inspirer, et dont les écrits sont remplis de sentences à graver en lettres d'or, dans un instant il ne sait plus ce qu'il dit, ce qu'il fait ; il est fou. Cet orateur, qui s'empare de nos âmes et de nos esprits, qui en dispose à son gré, descendu de la chaire, il n'est plus maître de lui ; il est fou. Quelle différence ! m'écriai-je, du génie et du sens commun de l'homme tranquille et de l'homme passionné ! Heureux, cent fois heureux, m'écriai-je encore, M. Baliveau, capitoul de Toulouse ! c'est M. Baliveau, qui boit bien, qui mange bien, qui digère bien, qui dort bien. C'est lui qui prend son café le matin, qui fait la police au marché, qui pérore dans sa petite famille, qui arrondit sa fortune, qui prêche à ses enfants la fortune ; qui vend à temps son avoine et son blé ; qui garde dans son cellier ses vins, jusqu'à ce que la gelée des vignes en ait amené la cherté ; qui sait placer sûrement ses fonds ; qui se vante de n'avoir jamais été enveloppé dans aucune faillite ; qui vit ignoré ; et pour qui le bonheur inutilement envié d'Horace, le bonheur de mourir ignoré fut fait.

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