Diderot, Sur le beau et sur les imitateurs de la nature (poètes, peintres, sculpteurs, comédiens)

Publié le par Julien Bonin

Voici un texte admirable, extrait du Salon de 1767 et tiré de la Promenade Vernet, dans lequel Diderot discourt sur le concept de beau, sur l'effet que nous font les objets, selon qu'ils sont dans la nature, ou dans l'art : 

L'abbé, placé à côté de moi, s'extasiait à son ordinaire sur les charmes de la nature. Il avait répété cent fois l'épithète de beau, et je remarquais que cet éloge commun s'adressait à des objets tous divers.

L'abbé, lui dis-je, cette roche escarpée, vous l'appelez belle ; la forêt sourcilleuse qui la couvre, vous l'appelez belle ; le torrent qui blanchit de son écume le rivage, et qui en fait frissonner le gravier, vous l'appelez beau ; le nom de beau, vous l'accordez, à ce que je vois, à l'homme, à l'animal, à la plante, à la pierre, aux poissons, aux oiseaux, aux métaux. Cependant vous m'avouerez qu'il n'y a aucune qualité physique commune entre ces êtres. D'où vient donc l'attribut commun ?

Je ne sais, et vous m'y faites penser pour la première fois.

- C'est une chose toute simple. La généralité de votre panégyrique vient, cher abbé, de quelques idées ou sensations communes excitées dans votre âme par des qualités physiques absolument différentes.

- J'entends, l'admiration.

Ajoutez, et le plaisir. Si vous y regardez de près, vous trouverez que les objets qui causent de l'étonnement ou de l'admiration sans faire plaisir ne sont pas beaux ; et que ceux qui font plaisir, sans causer de la surprise ou de l'admiration, ne le sont pas davantage. Le spectacle de Paris en feu vous ferait horreur ; au bout de quelque temps vous aimeriez à vous promener sur les cendres. Vous éprouveriez un violent supplice à voir expirer votre amie ; au bout de quelque temps votre mélancolie vous conduirait vers sa tombe, et vous vous y asseyeriez. Il y a des sensations composées ; et c'est la raison pour laquelle il n'y a de beaux que les objets de la vue et de l'ouïe. Écartez du son toute idée accessoire et morale ; et vous lui ôterez la beauté. Arrêtez à la surface de l'œil une image ; que l'impression n'en passe ni à l'esprit ni au cœur ; et elle n'aura plus rien de beau. Il y a encore une autre distinction : c'est l'objet dans la nature, et le même objet dans l'art ou l'imitation. Le terrible incendie, au milieu duquel hommes, femmes, enfants, pères, mères, frères, sœurs, amis, étrangers, concitoyens, tout périt, vous plonge dans la consternation ; vous fuyez, vous détournez vos regards, vous fermez vos oreilles aux cris. Spectateur désespéré d'un malheur commun à tant d'êtres chéris, peut-être hasarderez-vous votre vie, vous chercherez à les sauver ou à trouver dans les flammes le même sort qu'eux. Qu'on vous montre sur la toile les incidents de cette calamité ; et vos yeux s'y arrêteront avec joie. […].

Et je verserai des larmes ?

Je n'en doute pas.

- Mais puisque j'ai du plaisir, qu'ai-je à pleurer ? Et si je pleure, comment se fait-il que j'aie du plaisir ?

Serait-il possible, l'abbé, que vous ne connussiez pas ces larmes-là ? Vous n'avez donc jamais été vain quand vous avez cessé d'être fort ? Vous n'avez donc jamais arrêté vos regards sur celle qui venait de vous faire le plus grand sacrifice qu'une femme honnête puisse faire ? Vous n'avez donc...

- Pardonnez-moi, j'ai... j'ai éprouvé la chose ; mais je n'en ai jamais su la raison, et je vous la demande.

Quelle question vous me faites là, cher abbé ! Nous y serions encore demain ; et tandis que nous passerions assez agréablement notre temps, vos disciples perdraient le leur.

Un mot seulement.

Je ne saurais. Allez à votre thème et à votre version.

- Un mot.

Non, non, pas une syllabe ; mais prenez mes tablettes, cherchez au verso du premier feuillet, et peut-être y trouverez-vous quelques lignes qui mettront votre esprit en train.

L'abbé prend les tablettes, et tandis que je m'habillais, il lut.

La Rochefoucauld a dit que dans les plus grands malheurs des personnes qui nous sont le plus chères, il y a toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas. - Est-ce cela, me dit l'abbé ?

Oui.

- Mais cela ne vient guère à la chose.

- Allez toujours.

Et il continua.

N'y aurait-il pas à cette idée un côté vrai et moins affligeant pour l'espèce humaine ? Il est beau, il est doux de compatir aux malheureux ; il est beau, il est doux de se sacrifier pour eux. C'est à leur infortune que nous devons la connaissance flatteuse de l'énergie de notre âme. Nous ne nous avouons pas aussi franchement à nous-mêmes qu'un certain chirurgien le disait à son ami : Je voudrais que vous eussiez une jambe cassée ; et vous verriez ce que je sais faire. Mais tout ridicule que ce souhait paraisse, il est caché au fond de tous les cœurs ; il est naturel, il est général. Qui est-ce qui ne désirera pas sa maîtresse au milieu des flammes, s'il peut se promettre de s'y précipiter comme Alcibiade, et de la sauver entre ses bras ? Nous aimons mieux voir sur la scène l'homme de bien souffrant, que le méchant puni ; et sur le théâtre du monde, au contraire, le méchant puni que l'homme de bien souffrant. C'est un beau spectacle que celui de la vertu sous les grandes épreuves. Les efforts les plus terribles tournés contre elle ne nous déplaisent pas. Nous nous associons volontiers en idée au héros opprimé. L'homme le plus épris de la fureur, de la tyrannie, laisse là le tyran, et le voit tomber avec joie dans la coulisse, mort d'un coup de poignard. Le bel éloge de l'espèce humaine, que ce jugement impartial du cœur en faveur de l'innocence ! Une seule chose peut nous rapprocher du méchant ; c'est la grandeur de ses vues, l'étendue de son génie, le péril de son entreprise. Alors, si nous oublions sa méchanceté pour courir son sort ; si nous conjurons contre Venise avec le comte de Bedmar, c'est la vertu qui nous subjugue encore sous une autre face.

Cher abbé, observez en passant combien l'historien éloquent peut être dangereux ; et continuez...

… Nous allons au théâtre chercher de nous-mêmes une estime que nous ne méritons pas, prendre bonne opinion de nous ; partager l'orgueil des grandes actions que nous ne ferons jamais ; ombres vaines des fameux personnages qu'on nous montre. Là, prompts à embrasser, à serrer contre notre sein la vertu menacée, nous sommes bien sûrs de triompher avec elle, ou de la lâcher quand il en sera temps ; nous la suivons jusqu'au pied de l'échafaud, mais pas plus loin ; et personne n'a mis sa tête sur le billot à côté de celle du comte d'Essex ; aussi le parterre est-il plein, et les lieux de la misère réelle sont-ils vides. S'il fallait sérieusement subir la destinée du malheureux mis en scène, les loges seraient désertes. Le poète, le peintre, le statuaire, le comédien, sont des charlatans qui nous vendent à peu de frais la fermeté du vieil Horace, le patriotisme du vieux Caton, les plus séduisants des flatteurs.

L'abbé en était là, lorsqu'un de ses élèves entra, sautant de joie, son cahier à la main. L'abbé, qui préférait de causer avec moi à aller à son devoir, car le devoir est une des choses les plus déplaisantes de ce monde ; c'est toujours caresser sa femme et payer ses dettes ; l'abbé renvoya l'enfant, me demanda la lecture du paragraphe suivant...

Lisez, l'abbé, et l'abbé lut.

Un imitateur de nature rapportera toujours son ouvrage à quelque but important. Je ne prétends point que ce soit eu lui méthode, projet, réflexion, mais instinct, pente secrète, sensibilité naturelle, goût exquis et grand. Lorsqu'on présenta à Voltaire Denys le Tyran, première et dernière tragédie de Marmontel, le vieux poète dit, il ne fera jamais rien, il n'a pas le secret...

- Le génie peut-être ? 

- Oui, l'abbé, le génie, et puis le bon choix des sujets ; l'homme de nature opposé à l'homme civilisé ; l'homme sous l'empire du despotisme ; l'homme accablé sous le joug de la tyrannie ; des pères, des mères, des époux, les liens les plus sacrés, les plus doux, les plus violents, les plus généraux, les maux de la société, la loi inévitable de la fatalité, les suites des grandes passions ; il est difficile d'être fortement ému d'un péril qu'on n'éprouvera peut-être jamais. Moins la distance du personnage à moi est grande, plus l'attraction est prompte, plus l'adhésion est forte. On a dit, Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi [Horace, Art poétique : Si vous voulez que je pleure, il faut que vous pleuriez vous-même ; traduction Charles Batteux]. Mais tu pleureras tout seul, sans que je sois tenté de mêler une larme aux tiennes, si je ne puis me substituer à ta place : il faut que je m'accroche à l'extrémité de la corde qui te tient suspendu dans les airs, ou je ne frémirai pas. 

- Ah ! j'entends à présent...

- Quoi, l'abbé ?...

- Je fais deux rôles, je suis double ; je suis Le Couvreur, et je reste moi. C'est le moi Couvreur qui frémit et qui souffre, et c'est le moi tout court qui a du plaisir.

- Fort bien, l'abbé ; et voilà la limite de l'imitateur de la nature. Si je m'oublie trop et trop longtemps, la terreur est trop forte ; si je ne m'oublie point du tout, si je reste toujours un, elle est trop faible. C'est ce juste tempérament qui fait verser des larmes délicieuses.

On avait expose deux tableaux qui concouraient pour un prix proposé : c'était un Saint Barthélémy sous le couteau des bourreaux. Une paysanne âgée décida les juges incertains. Celui-ci, dit la bonne femme, me fait grand plaisir; mais cet autre me fait grand-peine. Le premier la laissait hors de la toile, le second l'y faisait entrer. Nous aimons le plaisir en personne, et la douleur en peinture.

On prétend que la présence de la chose frappe plus que son imitation ; cependant on quittera Caton expirant sur la scène, pour courir au supplice de Lally. Affaire de curiosité. Si Lally était décapité tous les jours, on resterait à Caton. […]

Le peuple cependant ne se lasse point d'exécutions. C'est un autre principe. L'homme du coin devient au retour le Démosthène de son quartier. Pendant huit jours il pérore, on l'écoute, […]. Il est un personnage.

Si l'objet nous intéresse en nature, l'art réunira le charme de la chose au charme de l'imitation. Si l'objet vous répugne en nature, il ne restera sur la toile, dans le poème, sur le marbre, que le prestige de l'imitation. Celui donc qui se négligera sur le choix du sujet, se privera de la meilleure partie de son avantage ; c’est un magicien maladroit qui casse en deux sa baguette.


 

 

 

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