Voltaire, Un exemple de fanatisme

Publié le par Julien Bonin

Extrait de l'article Crimes du Dictionnaire Philosophique, le récit que fait Voltaire de l'aventure funeste de trois jeunes gens dans la marche d'Ancône est caractéristique de son style admirable, mordant et ironique, et de sa volonté de combattre contre les superstitions, le fanatisme, la cruauté des hommes, et pour une justice sage et éclairée. 

"On sait combien il faut respecter Notre-Dame de Lorette, quand on est dans la Marche d’Ancône. Trois jeunes gens y arrivent ; ils font de mauvaises plaisanteries sur la maison de Notre-Dame, qui a voyagé dans l’air, qui est venue en Dalmatie, qui a changé deux ou trois fois de place, et qui enfin ne s’est trouvée commodément qu’à Lorette. Nos trois étourdis chantent à souper une chanson faite autrefois par quelque huguenot contre la translation de la santa casa de Jérusalem au fond du golfe Adriatique. Un fanatique est instruit par hasard de ce qui s’est passé à leur souper : il fait des perquisitions ; il cherche des témoins ; il engage un monsignore à lâcher un monitoire. Ce monitoire alarme les consciences. Chacun tremble de ne pas parler. Tourières, bedeaux, cabaretiers, laquais, servantes, ont bien entendu tout ce qu’on n’a point dit, ont vu tout ce qu’on n’a point fait : c’est un vacarme, un scandale épouvantable dans toute la Marche d’Ancône. Déjà l’on dit à une demi-lieue de Lorette que ces enfants ont tué Notre-Dame ; à une lieue plus loin on assure qu’ils ont jeté la santa casa dans la mer. Enfin ils sont condamnés. La sentence porte que d’abord on leur coupera la main, qu’ensuite on leur arrachera la langue, qu’après cela on les mettra à la torture pour savoir d’eux (au moins par signes) combien il y avait de couplets à la chanson ; et qu’enfin ils seront brûlés à petit feu.

Un avocat de Milan, qui dans ce temps se trouvait à Lorette, demanda au principal juge à quoi donc il aurait condamné ces enfants s’ils avaient violé leur mère, et s’ils l’avaient ensuite égorgée pour la manger ?

« Oh ! oh ! répondit le juge, il va bien de la différence : violer, assassiner, et manger son père et sa mère, n’est qu’un délit contre les hommes.

- Avez-vous une loi expresse, dit le Milanais, qui vous force à faire périr par un si horrible supplice des jeunes gens à peine sortis de l’enfance, pour s’être moqués indiscrètement de la santa casa, dont on rit d’un rire de mépris dans le monde entier, excepté dans la Marche d’Ancône ?

- Non, dit le juge ; la sagesse de notre jurisprudence laisse tout à notre discrétion.

- Fort bien ; vous deviez donc avoir la discrétion de songer que l’un de ces enfants est le petit-fils d’un général qui a versé son sang pour la patrie, et le neveu d’une abbesse aimable et respectable : cet enfant et ses camarades sont des étourdis qui méritent une correction paternelle. Vous arrachez à l’État des citoyens qui pourraient un jour le servir ; vous vous souillez du sang innocent, et vous êtes plus cruels que les Cannibales. Vous vous rendez exécrables à la dernière postérité. Quel motif a été assez puissant pour éteindre ainsi en vous la raison, la justice, l’humanité, et pour vous changer en bêtes féroces ? »

Le malheureux juge répondit enfin :

« Nous avions eu des querelles avec le clergé d’Ancône ; il nous accusait d’être trop zélés pour les libertés de l’Église lombarde, et par conséquent de n’avoir point de religion.

- J’entends, dit le Milanais, vous avez été assassins pour paraître chrétiens. »

À ces mots, le juge tomba par terre comme frappé de la foudre : ses confrères perdirent depuis leurs emplois ; ils crièrent qu’on leur faisait injustice ; ils oubliaient celle qu’ils avaient faite, et ne s’apercevaient pas que la main de Dieu était sur eux.

Pour que sept personnes se donnent légalement l’amusement d’en faire périr une huitième en public à coups de barre de fer sur un théâtre ; pour qu’ils jouissent du plaisir secret et mal démêlé dans leur cœur de voir comment cet homme souffrira son supplice, et d’en parler ensuite à table avec leurs femmes et leurs voisins ; pour que des exécuteurs, qui font gaiement ce métier, comptent d’avance l’argent qu’ils vont gagner ; pour que le public coure à ce spectacle comme à la foire, etc. ; il faut que le crime mérite évidemment ce supplice du consentement de toutes les nations policées, et qu’il soit nécessaire au bien de la société : car il s’agit ici de l’humanité entière. Il faut surtout que l’acte du délit soit démontré non comme une proposition de géométrie, mais autant qu’un fait peut l’être.

Si contre cent mille probabilités que l’accusé est coupable, il y en a une seule qu’il est innocent, cette seule doit balancer toutes les autres."

L'article Crimes commence par un récit plus court, mais également remarquable : 

Un Romain tue malheureusement en Égypte un chat consacré, et le peuple en fureur punit ce sacrilège en déchirant le Romain en pièces. Si on avait mené ce Romain au tribunal, et si les juges avaient eu le sens commun, ils l’auraient condamné à demander pardon aux Égyptiens et aux chats, à payer une forte amende, soit en argent, soit en souris. Ils lui auraient dit qu’il faut respecter les sottises du peuple quand on n’est pas assez fort pour les corriger.

Le vénérable chef de la justice lui aurait parlé à peu près ainsi : « Chaque pays a ses impertinences légales, et ses délits de temps et de lieu. Si dans votre Rome, devenue souveraine de l’Europe, de l’Afrique, et de l’Asie Mineure, vous alliez tuer un poulet sacré dans le temps qu’on lui donne du grain pour savoir au juste la volonté des dieux, vous seriez sévèrement puni. Nous croyons que vous n’avez tué notre chat que par mégarde. La cour vous admoneste. Allez en paix ; soyez plus circonspect. »

 

 

Publié dans Textes

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