La Bruyère, Portrait d'un érudit minutieux

Publié le par Julien Bonin

Hermagoras ne sait pas qui est roi de Hongrie ; il s’étonne de n’entendre faire aucune mention du roi de Bohême ; ne lui parlez pas des guerres de Flandre et de Hollande, dispensez-le du moins de vous répondre : il confond les temps, il ignore quand elles ont commencé, quand elles ont fini ; combats, sièges, tout lui est nouveau ; mais il est instruit de la guerre des géants, il en raconte le progrès et les moindres détails, rien ne lui est échappé ; il débrouille de même l’horrible chaos des deux empires, le Babylonien et l’Assyrien ; il connaît à fond les Egyptiens et leurs dynasties. Il n’a jamais vu Versailles, il ne le verra point : il a presque vu la tour de Babel, il en compte les degrés, il sait combien d’architectes ont présidé à cet ouvrage, il sait le nom des architectes. Dirai-je qu’il croit Henri IV fils de Henri III ? Il néglige du moins de rien connaître aux maisons de France, d’Autriche et de Bavière : "Quelles minuties ! » dit-il, pendant qu’il récite de mémoire toute une liste des rois des Mèdes ou de Babylone, et que les noms d’Apronal, d’Hérigebal, de Noesnemordach, de Mardokempad, lui sont aussi familiers qu’à nous ceux de Valois et de Bourbon. Il demande si l’Empereur a jamais été marié ; mais personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes. On lui dit que le Roi jouit d’une santé parfaite ; et il se souvient que Thetmosis, un roi d’Égypte, était valétudinaire, et qu’il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis. Que ne sait-il point ? Quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité ? Il vous dira que Sémiramis, ou, selon quelques-uns, Sérimaris, parlait comme son fils Ninyas, qu’on ne les distinguait pas à la parole : si c’était parce que la mère avait une voix mâle comme son fils, ou le fils une voix efféminée comme sa mère, qu’il n’ose pas le décider. Il vous révélera que Nembrot était gaucher, et Sésostris ambidextre ; que c’est une erreur de s’imaginer qu’un Artaxerxe ait été appelé Longuemain parce que les bras lui tombaient jusqu’aux genoux, et non à cause qu’il avait une main plus longue que l’autre ; et il ajoute qu’il y a des auteurs graves qui affirment que c’était la droite, qu’il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c’est la gauche.

La Bruyère, Caractères.

 

Il est clair que La Bruyère, loin de faire l'éloge du savoir de cet érudit, se moque de lui, et cette satire est, comme toujours, pleine d'humour et de génie. Et je conviens que sa minutie est aussi ridicule qu'inutile. Mais, au fond, son goût exclusif pour l'Antiquité et son indifférence pour le présent l'empêchent-t-ils de vivre et d'être heureux ? Qu'il faille s'intéresser d'abord à ce qui se passe à l'époque où l'on vit, c'est un préjugé universel ; pourtant les connaissances qu'on peut avoir des événements contemporains ne valent ni plus ni moins que celles qu'on peut avoir du passé ; elles ne rendent pas plus sage, et d'ailleurs ne permettent pas d'échapper à son destin. On connaît aussi bien les hommes en étudiant ceux des temps reculés, que ceux d'aujourd'hui ; et, pour moi, je ne crois pas nécessaire d'étudier et de savoir les événements de nos jours. 

Publié dans Textes

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