Musil, Vivre pour quelque chose

Publié le par Julien Bonin

L'homme, en secret, n'ignore pas ce fait étrange que tout "ce pour quoi il vaut la peine de vivre" deviendrait quelque chose d'irréel, sinon d'absurde, sitôt qu'on chercherait à s'y absorber entièrement : bien entendu, il n'est pas possible de l'avouer. L'amour ne se relèverait plus de la couche, la moindre preuve de sincérité politique serait l'anéantissement de l'adversaire, l'artiste devrait dédaigner tout commerce avec les créatures moins parfaites que les oeuvres d'art, et la morale, au lieu d'être tissée de prescriptions intermittentes, devrait nous ramener à cet état enfantin de l'amour du bien et de l'horreur du mal qui prend toute chose à la lettre. Celui qui a vraiment horreur du crime ne devrait pas reculer devant le recrutement de véritables diables professionnels pour martyriser les prisonniers comme sur les vieilles représentations de l'Enfer, et celui qui aime sans réserve la vertu devrait ne se nourrir que de Bien jusqu'à en avoir l'estomac sur la langue. L'étrange est que cela s'est réellement produit quelquefois, mais que ces époques d'inquisition (ou au contraire, d'enthousiasme humanitaire) ont laissé de fort mauvais souvenirs. 

C'est donc probablement pour le salut de la vie que l'humanité a réussi à inventer, à la place de "ce pour quoi il vaut la peine de vivre", la vie-pour, ou en d'autres termes, à remplacer son état idéal par son idéalisme. C'est une vie préliminaire : au lieu de vivre, on aspire : on tend de toutes ses forces à l'accomplissement, mais on est débarrassé du souci d'aboutir. Vivre pour quelque chose est le succédané définitif de la vie-dans

Tous les désirs, et pas seulement ceux de l'amour, entraînent la tristesse lorsqu'ils sont satisfaits ; mais, dans l'instant où l'on a réussi à remplacer le désir par l'activité-pour-le-désir, on a très subtilement aboli ce défaut : l'inépuisable système des moyens et des obstacles a remplacé le but. Même le monomane ne criant plus la monotonie, ayant constamment autre chose à faire ; même celui qui ne pourrait absolument pas vivre dans ce qui fait la teneur de sa vie [...] vit sans difficultés pour ce contenu ; [...] cette manière de faire ceci "en l'honneur de cela" est d'ailleurs encore un peu plus éloignée de ce "cela" (souvent ce n'est plus qu'un bourdonnement apaisant) que ne l'est la vie-pour. Elle représente la méthode la plus couramment employée, et en quelque sorte la moins coûteuse pour faire au nom d'un idéal tout ce qui inconciliable avec lui. 

Musil, L'Homme sans qualités (trad. Philippe Jaccottet)

Publié dans Textes

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