Le Conte du jouvenceau ailé ou les Aventures de Mienidihua (5)

Publié le par Julien Bonin

Le lendemain, jour de sa naissance, le jouvenceau ailé aperçut une terre qui se déroulait à l'horizon en traçant une longue ligne bleuâtre et jeta un cri de joie ; il ne pouvait s'y tromper : c'était un vaste continent qui se présentait ainsi à ses regards. Hâtant son vol, il se dit qu'il l'atteindrait avant la fin de la journée. Mienidihua était dans un état d'agitation extraordinaire ; tantôt il rendait grâces aux dieux, tantôt il fredonnait des chansons ; tantôt il parlait intérieurement à sa femme, et tantôt il se rappelait les trois îles qu'il avait explorées ; tantôt il rêvait aux combats qu'il aurait contre des monstres redoutables, combats qui lui vaudraient d'être traité comme les plus illustres héros et qui éterniseraient son nom, tantôt il se figurait qu'il serait un pacificateur ; il s'imaginait les fêtes somptueuses qu'on donnerait en son honneur, les palais bizarres et immenses où il logerait, les paysages admirables où il promènerait à loisir ses regards ; il se demandait s'il visiterait tous les pays de ce continent, au cas que celui-ci fût très vaste, et comment il ferait son itinéraire ; il se promettait de faire le journal de son voyage dans ces terres inconnues ; il préparait enfin le discours qu'il tiendrait aux princes qu'il rencontrerait.

Mais, lorsqu'il fut à neuf ou dix naris du rivage, il sentit soudain son corps s'appesantir, comme si on lui avait attaché des poids aux ailes, aux bras et aux jambes, et une extrême fatigue l'accabler, au point que ses yeux se fermaient malgré lui. Il lui eût été impossible de franchir la distance qui le séparait des côtes bleuâtres et si, près de là, une île ne s'était pas trouvée sur son chemin, sur la grève de laquelle il se posa, ou plutôt se laissa choir, à bout de forces et les paupières closes, il serait tombé dans les flots du Grand Océan et s'y serait noyé.

Cette petite île déserte et solitaire – instrument du Destin – qui venait de sauver notre jouvenceau, offrait un aspect singulier ; c'était une assez haute colline dont le sommet arrondi était surmonté d'une masse de roches nues dans les fentes desquelles le vent s'engouffrait en sifflant ; un mamelon dont les flancs descendaient en pente douce vers l'océan et qui étaient couverts d'herbes et de graminées ; çà et là, quelques bosquets de zheimineris et d'arbres fruitiers résonnaient des cris des oiseaux de mer qui y avaient établi leur demeure. Sur l'étroite grève de sable jaune, les vagues venaient se briser et jeter en flocons leur écume ; mais, quelque temps après que Mienidihua s'y fut abattu, les flots agités et les bruyants volatiles se turent – c'était à croire qu'ils s'étaient donné le mot – et deux jours durant – le jouvenceau ailé dormit pendant tout ce temps-là –, ceux-ci n'ouvrirent le bec que pour manger, ceux-là vinrent mourir en silence sur le sable ; en sorte que rien n'interrompit le sommeil de Mienidihua.

À son réveil, il s'aperçut avec dépit que, quelque long et quelque profond qu'eût été son repos, il avait toujours peine à mouvoir son corps. Aussi resta-t-il encore six jours pour s'accoutumer à la pesanteur nouvelle de ses membres et de ses ailes. Une source fraîche et limpide le désaltérait, qui jaillissait au milieu des herbes, à quelques pas du sable de la grève ; il se nourrissait de fruits, d'algues que les Eaux Salées apportaient sur la plage comme si elles le recevaient à leur table et qu'elles s'empressassent à le servir, et de crabes bleus à reflets dorés qu'il prenait dans une petite anse et qui se cachaient soit dans des trous de rochers à demi plongés dans l'onde, soit sous des touffes d'algues gluantes.

Une barque pourvue de deux longs avirons était amarrée dans cette anse et, le neuvième jour, un peu après le sommet, Mienidihua monta dans le bateau peint en rouge et, ramant lentement, se mit à s'éloigner de l'île qui l'avait hébergé si gracieusement. Il ne croyait pas pouvoir gagner le continent en volant, mais il se sentait assez de force pour passer le bras de mer à la rame.

Mais à peine eut-il fait un quart de mille, qu'un vent impétueux, venu du large, se mit à souffler, soulevant de grosses vagues et couvrant le ciel de nuées menaçantes ; bientôt il se trouva au milieu de la plus formidable tempête qu'il eût jamais vue. L'air retentissait de la voix effroyable du tonnerre et des mugissements du vent ; la foudre frappait par intervalles la surface des flots ; des dragons de feu déchiraient le ciel obscur, tandis que des dragons d'eaux s'élevaient en grondant jusqu'aux nuages. Le jouvenceau ailé manqua plusieurs fois de chavirer et d'être englouti par les monstres liquides et tourbillonnants ; mais, se recommandant aux dieux, il échappa aux fureurs de la mer et du vent et, épuisé de fatigue comme s'il avait employé plusieurs jours à traverser ce détroit, les yeux brûlés par le sel et à peine entr'ouverts, rouge comme la barque qui le portait et haletant, il aborda le rivage du continent inconnu, sans même s'apercevoir que le ciel, au-dessus de sa tête, était clair et serein. Il fit quelques pas sur la grève, puis tomba sans connaissance sur le sable fin.

Lorsqu'il revint à lui, le lendemain, il n'avait plus mal aux yeux : quelqu'un les avait frottés d'un baume épais et odoriférant. Mais il avait encore la vue trouble, comme si un voile de lin ondulant couvrait tout ce qu'il voyait.

Il se dirigea vers un village bâti sur le penchant d'une montagne qui s'abaissait insensiblement jusqu'à la mer. Ses rues étaient toutes pavées, ses maisons étagées, sur les terrasses desquelles séchait du linge de toutes couleurs, étaient d'une architecture simple et éclataient de blancheur ; devant chaque façade, de chaque côté de la porte d'entrée, étaient placés deux bancs de granit rose ; çà et là, des bosquets de sycomores et d'illas ombrageaient de petites places carrées, ornées de fontaines d'eau vive ; un temple à colonnes torses, peint en vert et en bleu, s'élevait sur un rocher nu au bord des eaux Salées.

C'était un village de pêcheurs et, montant par la rue principale, Mienidihua rencontra des hommes qui descendaient au port pour aller pêcher sur leurs petits bateaux à voiles triangulaires ; sur le quai, devant la façade du temple, dont les bas-reliefs représentaient les dieux marins adorés sur ces rivages, des femmes de tout âge, vêtues comme leurs époux d'habits simples et légers et assises sur des tabourets, réparaient ensemble des filets et bavardaient gaiement, tandis que des enfants, nus comme la main, mais couronnés de fleurs, jouaient et chantaient alentour d'elles. Tous avaient l'air bon et heureux et ils saluaient en souriant cet inconnu ailé qui traversait leur village ; Mienidihua leur rendait gracieusement leurs sourires, mais il ne s'arrêta pas ni ne chercha à lier conversation avec aucun d'eux. Il brûlait de voir de plus près l'immense construction en forme de dôme qui s'élevait sur le plateau de la montagne et qui était toute de cristal, sans porte ni fenêtre.

Arrivé à son pied, Mienidihua appela un garde qui sommeillait de l'autre côté de la paroi transparente, allongé sur un monticule herbu au bord du chemin, accoudé sur un bouclier en forme de tuile et d'un rouge vif, la tête appuyée sur sa main. L'homme, casqué et cuirassé, mais qui ne portait ni sabre, ni pique, ni arc, se leva aussitôt et, s'étant approché de notre jouvencel, lui tint ce discours d'une voix tranquille que Mienidihua entendit aussi clairement que si rien ne les séparait :

« Je vous salue, messire, dit-il en penchant la tête sur sa poitrine et en croisant les mains sur ses épaules. Vous êtes ici sur la frontière du Mattakuni, le pays de mon maître, Sa Majesté Venaïck. Dans son royaume, aucun homme ne peut semer l'épouvante, aucune armée ennemie ne peut porter le carnage, aucune bête nuisible ne peut entrer, aucunes odeurs fétides ne peuvent se répandre, aucunes vapeurs pestilentielles ne peuvent infecter l'air ni aucunes eaux empoisonnées s'infiltrer ; la médisance, la calomnie, le mensonge, la cabale n'ont point cours sous cette voûte de cristal. Aussi les visiteurs étrangers ayant de bonnes intentions et amis de la paix peuvent seuls entrer au Mattakuni ; les autres ne sauraient y mettre un pied.

  • Mais comment pouvez-vous connaître les desseins des voyageurs qui se présentent devant vous et qui demandent à traverser votre royaume ou à y séjourner ? Et ceux qui en obtiennent la permission, comment font-ils pour entrer ? Je ne vois pas une seule ouverture.

  • C'est notre sainte paroi de cristal qui sonde l'âme de ceux qui désirent de la franchir ; d'ailleurs vous n'avez rien à dire ni rien à demander. Il vous suffit de faire un pas : si notre peuple peut prendre en vous une entière confiance, vous vous trouverez à côté de moi ; sinon, cette paroi transparente et mince comme du papier sera dure comme la plus épaisse muraille de pierre et vous vous y heurterez douloureusement. »

Là-dessus, Mienidihua fit un pas en avant, et s'aperçut qu'il était désormais sous la voûte merveilleuse.

« Soyez le bienvenu, messire, lui dit le garde. Il est d'usage que les voyageurs admis au Mattakuni soient reçus par le roi. Je vais vous faire conduire devant lui. »

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'aime me promener ici. un bel univers. vous pouvez visiter mon blog (cliquez sur pseudo)
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