Le Conte du jouvenceau ailé ou les Aventures de Mienidihua (4)

Publié le par Julien Bonin

Le lendemain, vers le commencement de la descente, comme il planait sous un ciel sans nuages en regardant une troupe de krisaïns à pieds rouges qui volaient au-dessous de lui, une île étincelante frappa ses yeux et, se détournant aussitôt de sa route, il s'y porta avec la rapidité d'une flèche. Cette île était entièrement d'un jaune brillant, comme si un morceau du soleil, arraché de l'astre qui nous donne le jour, était tombé dans le Grand Océan, et, se posant sur un promontoire qui s'avançait hardiment parmi les flots glauques et turbulents, Mienidihua vit avec un extrême étonnement qu'il était en or. Il alla faire quelque pas sur la plage contiguë à ce promontoire, vola jusqu'à la lisière d'un bois proche et parcourut une grande clairière qui était au milieu de ce bois ; à quelques naris de là, il se promena sur un chemin pierreux, le long duquel on avait bâti plusieurs chaumières qui se découpaient nettement sur le bleu profond du ciel, il traversa un champ de blé mûr, un verger et quelques prés, et gravit une petite éminence dont le sommet était tapissé de fleurs ; bien qu'il eût peine à en croire ses yeux, il fallait se rendre à l'évidence : le sable, les plantes, les pierres, les maisons, le sol, tout dans cette île était en or, excepté les perles et les pierreries – sakarams d'une eau incomparable ; émeraudes, agates et escarboucles grosses comme des oeufs de xii ; améthystes, topazes et saphirs d'une beauté sans égale – qui, en guise de fruits, pendaient des branches des arbres. La rivière qui se jetait dans l'océan près du promontoire où s'était posé Mienidihua charriait tant de poudre et de paillettes d'or que ses eaux d'un bleu lapis étaient toutes teintes de jaune.

Cette île était habitée d'hommes et de femmes qui ne vivaient que pour ce précieux métal et qui passaient leur temps à l'amasser jalousement : auprès de leurs maisons s'élevaient de hautes pyramides faites de troncs, de branches et de feuilles d'arbres, de brins d'herbes, d'épis de blé, de sable et de galets, de pierres et de rochers, de sacs tissés d'or contenant la poudre et les paillettes qu'ils avaient recueillies dans la rivière. Ces Avares étaient revêtus d'habits tout reluisants de pierreries – leurs chapeaux et leurs brodequins étaient aussi chargés de fruits qu'ils avaient cueillis à poignées sur les arbres des vergers ; leurs doigts disparaissaient sous de lourdes et magnifiques bagues ; ils portaient chacun dix, douze ou même quinze colliers et, à leurs oreilles, pendaient en grand nombre des perles et toutes sortes de pendeloques.

Mais les habitants de cette île, qui étaient plus riches que des rois, avaient la mine famélique, les yeux bistrés et le teint jaune des plus misérables manants ; sous leurs somptueux habits, ce n'étaient plus que des squelettes. La première nuit qu'il passa dans ces lieux infertiles, muets et inodores, Mienidihua s'aperçut que les Avares, qui adoraient leurs richesses comme les idolâtres adorent les statues de leurs dieux, ne dormaient point dans leurs maisons, mais qu'ils sommeillaient, assis au pied de leurs monceaux d'or, leurs épées tranchantes posées à côté d'eux – étranges gens en vérité, qui étaient donc tout à la fois constructeurs, forestiers et cueilleurs, glaneurs et paysans, ramasseurs, orpailleurs, et gardiens de leurs inestimables pyramides !

Mienidihua fut d'abord traité en ennemi ; ceux qu'il rencontrait, croyant qu'il avait l'intention de les attaquer et de les voler, lui jetait des regards menaçants et pleins de haine, l'insultaient et, brandissant leurs épées d'or, faisaient mine de s'élancer sur lui. Par de sincères discours, il les détrompait bientôt et, voyant en effet que non seulement il se moquait de leur or, de leurs perles et de leurs pierres précieuses, mais qu'il ne voulait pas même s'établir sur leur île enchanteresse, ils ne s'occupaient plus de lui et ils reprenaient sur-le-champ leur travail ou leur marche. Bien que les richesses fussent leur unique, leur dévorante passion, Mienidihua s'étonnait qu'ils ne le questionnassent ni sur son peuple ni sur le royaume des Nuées et, surtout, qu'ils ne parussent point étonnés de voir un homme pourvu d'ailes – il semblait d'ailleurs qu'ils les remarquaient à peine ; mais que l'or et les fruits qui poussaient sur cette île ne lui fussent de rien, voilà qui les stupéfiait et qui leur faisait ouvrir de grands yeux sur ce jeune voyageur dont les désirs étaient si différents des leurs. Mais le mépris succédait à l'étonnement et au soulagement et Mienidihua lisait dans leurs regards qu'ils le tenaient désormais pour un extravagant.

Quoique les habitants de l'île prissent soin de s'éviter et répugnassent beaucoup à se parler, il apparut à notre jouvenceau que ceux qu'il rencontra par la suite étaient instruits qu'il n'était ni un rival, ni un voleur, ni un brigand, car ils firent à peine attention à lui et continuèrent de vaquer à leurs occupations avec la même diligence ; ils se contentaient de jeter sur lui quelques coups d’œil dédaigneux afin de voir à quoi ressemblait cet étranger que tout cet or et toutes ces pierres précieuses laissaient froid. Mais ils ne lui adressèrent pas la parole et ne répondirent, non plus que les premiers, à ses questions ; et à peine s'était-il éloigné d'eux, qu'ils l'avaient complètement oublié.

Mienidihua passa les mille lumières dans un nuage épais qui enveloppait la cime de la montagne s'élevant orgueilleusement dans le sud de l'île. Après son réveil, il alla pêcher dans les flots poissonneux qui baignaient ces rivages, puis fut se poser sur la grève dorée, où se voyaient encore les traces de ses pas, afin d'y manger les trois parinques qu'ils avaient prises. Ce fut alors qu'il assista au plus extraordinaire des spectacles.

Un homme d'un certain âge sortit du bois voisin et s'avança à pas de tortue jusqu'à l'extrémité du promontoire. Il tenait une gerbe de blé d'or dans chaque main et marchait comme un criminel qu'on mène à la potence. Arrivé à la pointe du cap, il demeura longtemps immobile, les yeux fixés sur l'onde écumante ; enfin, de l'air du monde le plus affligé, il lança ses deux gerbes dans l'océan, qui les engloutit avidement. Puis il tourna brusquement sur ses talons et se précipita vers la plage où se tenait Mienidihua, qu'il sembla ne pas voir.

À peine cet homme s'était-il assis au pied d'un rocher solitaire, à environ trente pas de Mienidihua, que celui-ci vit sortir de l'onde, sous une forme humaine, un génie élancé et divinement beau : tout son corps était couvert de coraux multicolores et resplendissants, ses cheveux étaient de longues algues d'un vert éclatant, ses mains deux grandes étoiles de mer dont les teintes changeaient à chaque moment, ses prunelles deux perles argentines et parfaitement rondes. Quant à la grâce de son allure, de son attitude et de ses gestes, quant à la douceur de ses traits et de son sourire, nul ne saurait les décrire.

Ce paisible génie portait une carapace de tortue, grande et assez profonde, qui était remplie d'algues, de coquillages, de poissons et de crabes appétissants que notre Avare affamé ne quittait pas des yeux ; sur le plus gros des crabes étaient placés un verre et une cruche d'eau douce.

Quand le génie ruisselant fut près de celui qu'il était venu servir, il le salua respectueusement et posa le plat sur le sable devant lui. Sans un remerciement, l'homme se mit à manger goulûment et ne s'aperçut point que le génie, s'éloignant d'un pas majestueux, retournait dans sa demeure liquide et profonde. Mais, quoiqu'il ne fût pas encore rassasié, celui-là ne tarda pas à jeter de longs regards vers l'océan : c'était sur l'endroit où ses gerbes d'or s'étaient abîmées dans les flots qu'il attachait ainsi ses yeux et, bientôt, il mangea sans regarder ce qu'il prenait dans la carapace de la tortue ni sans s'occuper de ce qu'il avalait. Son visage avait pris l'expression d'un immense dépit et Mienidihua devina que l'homme ne songeait désormais qu'à l'or qu'il avait perdu, qu'à ces eaux ennemies qui l'avaient englouti sans retour ; puis, avant même qu'il fût repu et qu'il eût terminé son repas, il se mit à se frapper la poitrine et à se parler à lui-même en pleurant des larmes de sang : il s'accusa amèrement d'avoir été faible et gourmand et de n'avoir pas su résister à la faim ; il se blâma d'avoir jeté ces deux précieuses gerbes – avec quel air de désespoir et de souffrance il dit cela – et, s'adressant à elles comme à des êtres humains, il implora leur pardon ; frémissant de rage, il maudit le maître cruel de cette île, ce tyran qui obligeait ses sujets à gaspiller ainsi une partie de leur or – combien d'épis précieux gisaient inutilement sur le fond de l'océan ! – et, d'une voix vibrante, il attesta les dieux que désormais il serait plus fort que ses concitoyens et ne mangerait qu'une fois par an.

Ayant ainsi parlé, il donna un violent coup de pied dans la carapace, qui était encore pleine de poissons et de coquillages auxquels il n'avait point touché ; puis, l'ayant vidée avec frénésie et remplie de poudre d'or, il s'en retourna en traînant son précieux fardeau et en abandonnant dédaigneusement sur la grève les mets que des krisaïns et des corbeaux à tête pourprée commençaient déjà à se disputer – car les autres Avares n'avaient pas le droit de manger les restes de ces repas.

Mienidihua le suivit machinalement des yeux jusqu'à ce qu'il eût atteint le bois d'où il était sorti, puis il déjeuna des trois savoureuses parinques qu'il avait pêchées. Quand il eut fini, il s'allongea sur le sable en regardant le ciel d'un œil distrait ; il balançait entre le désir de partir et de trouver une nouvelle île, et l'envie de rester dans celle des Avares, se disant qu'il ne manquerait pas d'y revoir le spectacle dont il venait d'être le témoin, qu'il pourrait plonger dans les eaux qui lavaient cette plage afin d'y découvrir la demeure de celui qui faisait la loi aux Avares et que ces eaux couleur de saphir recélaient peut-être d'autres génies que celui-là.

Comme il n'arrivait point à se décider, il ferma les yeux pendant un moment, puis les rouvrit et, tel qu'un augure qui consulte le vol des oiseaux pour répondre à la question qu'on lui a faite, il attendit le passage d'un volatile quelconque ; et comme le premier qui passa au-dessus de lui – c'était un krisaïn à pieds rouges – s'éloignait de l'île des Avares et volait vers l'ouest, il se leva et reprit résolument sa route vers le couchant.

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