L'arrivée de Théophile Gautier à Venise

Publié le par Julien Bonin

La barque suivit d'abord un canal très-large, au bord duquel se dessinaient confusément des édifices obscurs piqués de quelques fenêtres éclairées et de quelques falots qui versaient des traînées de paillettes sur l'eau noire et vacillante ; ensuite elle s'engagea à travers d'étroites rues d'eau très-compliquées dans leurs détours, ou du moins qui nous paraissaient telles à cause de notre ignorance du chemin.

L'orage, qui tirait à sa fin, illuminait encore le ciel de quelques lueurs livides qui nous trahissaient des perspectives profondes, des dentelures bizarres de palais inconnus. A chaque instant l'on passait sous des ponts dont les deux bouts répondaient à une coupure lumineuse dans la masse compacte et sombre des maisons. A quelque angle une veilleuse tremblait devant une madone. Des cris singuliers et gutturaux retentissaient au détour des canaux ; un cercueil flottant, au bout duquel se penchait une ombre, filait rapidement à côté de nous; une fenêtre basse rasée de près nous faisait entrevoir un intérieur étoilé d'une lampe ou d'un reflet, comme une eau-forte de Rembrandt. Des portes, dont le flot léchait le seuil, s'ouvraient à des figures emblématiques qui disparaissaient; des escaliers venaient baigner leurs marches au canal et semblaient monter dans l'ombre vers des babels mystérieuses ; les poteaux bariolés où l'on attache les gondoles prenaient devant les sombres façades des attitudes de spectres.

Au haut des arches, des formes vaguement humaines nous regardaient passer comme les mornes figures d'un rêve. Parfois toutes les lueurs s'éteignaient, et l'on avançait sinistrement entre quatre espèces de ténèbres, les ténèbres huileuses, humides et profondes de l'eau, les ténèbres tempétueuses du ciel nocturne et les ténèbres opaques des deux murailles sur l'une desquelles la lanterne de la barque jetait un reflet rougeâtre qui révélait des piédestaux, des fûts de colonne, des portiques et des grilles aussitôt disparus.

Tous les objets touchés dans cette obscurité par quelque rayon égaré prenaient des apparences mystérieuses, fantastiques, effrayantes, hors de proportion. L'eau, toujours si formidable la nuit, ajoutait encore à l'effet par son clapotement sourd, son fourmillement et sa vie inquiète. Les rares réverbères s'y prolongeaient en traînées sanglantes, et ses ondes épaisses, noires comme celles du Cocyte, paraissaient étendre leur manteau complaisant sur bien des crimes. Nous étions étonnés de ne pas entendre tomber quelque corps du haut d'un balcon ou d'une porte entr'ouverte ; jamais la réalité n'a moins ressemblé à elle-même que ce soir-là.

Nous croyions circuler dans un roman de Maturin, de Lewis ou d'Anne Radcliff, illustré par Goya, Piranèse et Rembrandt. Les vieilles histoires des Trois Inquisiteurs, du conseil des Dix, du pont des Soupirs, des espions masqués, des puits et des plombs, des exécutions au canal Orfano, tout le mélodrame et la mise en scène romantique de l'ancienne Venise, nous revenaient malgré nous en mémoire, assombris encore par des réminiscences du Confessionnal des Pénitents noirs et d'Abellino ou le Grand Bandit. Une terreur froide, humide et noire comme tout ce qui nous entourait, s'était emparée de nous, et nous songions involontairement à la tirade de Malipiero à la Tisbé, quand il dépeint l'effroi que lui inspire Venise.

Gautier, Italia.

Publié dans Textes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article